Dans l’imaginaire collectif, Haïti incarne l’énigme d’une nation figée dans le temps, prisonnière de son propre passé. Les chaînes invisibles de son histoire semblent la maintenir dans un état de stagnation, incapable de se libérer de ses fantômes. Pour beaucoup, ce qui est passé brille plus intensément que ce qui est à venir, une nostalgie s’érigeant en maître des rêves collectifs. Les jours d’autrefois sont parés de promesses, tandis que l’avenir est teinté de doutes et de peurs. Cette perception, si dure soit-elle, traduit un malaise profond. Pour Haïti, le poids du passé pèse comme une lourde chaîne que rien, semble-t-il, ne peut briser.
Le mythe d’hier
Dans le sillage de l’indépendance, Haïti est devenue la première nation noire libre du monde, un exploit incroyable qui aurait dû ouvrir la voie à un avenir radieux. Mais ce rêve, comme beaucoup d’autres, s’est vite dissipé. Depuis lors, Haïti navigue entre espoirs avortés et réalités brutales, où chaque pas en avant semble être suivi de deux pas en arrière. On se tourne alors vers hier, cette époque qui paraît aujourd’hui moins terrible.
“Le temps des Duvalier était meilleur que celui d’Aristide”, entend-on souvent. “Et celui d’Aristide était encore meilleur que celui de Préval, Martelly, Jovenel et du chaos actuel.” Ces propos, si communs dans les discussions quotidiennes, illustrent une nostalgie collective. Chaque ère, même celles marquées par des dictatures sanglantes, semble briller d’un éclat plus vif que les luttes démocratiques actuelles. Pour beaucoup, la dictature d’hier valait mieux que la démocratie de maintenant.
Le temps des Duvalier : une mémoire trouble
Sous les régimes de François et Jean-Claude Duvalier, la terreur régnait, et les droits humains étaient piétinés. Pourtant, pour certains Haïtiens, cette époque est aujourd’hui vue avec une certaine nostalgie. Pourquoi ? Parce que, selon eux, il y avait une forme de stabilité, et surtout, des infrastructures fonctionnelles. Haïti avait ses propres compagnies aériennes, des usines tournaient à plein régime, et l’électricité était fournie 24 heures sur 24, contrastant violemment avec les blackouts permanents qui plongent aujourd’hui la majorité du pays dans l’obscurité.
Cette nostalgie n’est pas qu’une illusion : sur le plan économique, le dollar américain valait cinq gourdes, et ce rapport de force était si profondément ancré dans l’esprit des Haïtiens qu’aujourd’hui encore, beaucoup continuent de parler en “dollars haïtiens”, c’est-à-dire cinq gourdes pour un dollar américain. Cette stabilité relative de la monnaie donne à l’époque des Duvalier un vernis de prospérité que l’actuelle décadence économique ne fait qu’accentuer.
“Nous avions nos propres usines,” disent ceux qui se souviennent de cette époque, “nos propres avions.” L’industrie haïtienne, bien que limitée, offrait du travail, et il y avait un sens de fierté nationale dans cette autosuffisance. Pour les nostalgiques, cette époque symbolise un moment où, malgré la répression, Haïti fonctionnait d’une manière ou d’une autre, et où l’on pouvait au moins compter sur les infrastructures de base.
Aristide et les promesses trahies
Puis vint Aristide, le prêtre des pauvres, l’homme qui promettait le changement et la justice. Pour une brève période, il a incarné l’espoir, celui de rétablir la dignité de millions d’Haïtiens laissés pour compte. Pourtant, cet espoir s’est rapidement transformé en désillusion. Les promesses d’Aristide se sont heurtées à la dure réalité de la politique haïtienne, une réalité marquée par les luttes de pouvoir, la corruption et les ingérences internationales.
Même le temps d’Aristide est aujourd’hui regardé avec regret par certains. “Au moins, avec Aristide, nous avions de l’espoir,” disent-ils. Cet espoir, bien que trahi, semble préférable à la désillusion totale qui règne aujourd’hui. Sous Aristide, il y avait encore des rêves de changement, des discours enflammés qui galvanisaient la population. Aujourd’hui, même cela fait défaut. La désillusion s’est installée, et avec elle, un profond sentiment de vide.
Préval, Martelly, Jovenel et le vide d’aujourd’hui
René Préval, figure modérée et technocrate, a pris les rênes du pays à deux reprises. Si son premier mandat a été marqué par des avancées, son retour au pouvoir, notamment après la transition difficile de Bonniface Alexandre en 2004, a été plus trouble. Préval a dirigé un pays frappé par le tremblement de terre de 2010, qui a dévasté Port-au-Prince et précipité une crise humanitaire sans précédent. Bien que beaucoup saluent sa stabilité, son mandat reste entaché par une gestion qui, malgré des efforts, n’a pas pu sortir Haïti de son marasme. Et pourtant, pour certains, même le temps de Préval semble plus doux comparé à ce qui a suivi.
Ensuite est venu Michel Martelly, élu dans un contexte de désespoir post-séisme. Son arrivée au pouvoir a ouvert un nouveau chapitre pour Haïti, mais rapidement, les promesses de réformes se sont heurtées aux réalités complexes du pays. La transition vers Jocelerme Privert, un intérimaire qui a dû gérer le pays après l’incapacité d’organiser des élections en 2015, a laissé un vide politique immense. Bien que Martelly ait promis la stabilité, il n’a fait que préparer le terrain pour une nouvelle série de crises.
Et enfin, Jovenel Moïse, élu dans des circonstances chaotiques, a vu son mandat marqué par des scandales, la montée des gangs, et une contestation populaire sans précédent. Son assassinat en 2021 a plongé le pays dans le vide le plus total. Haïti, déjà aux prises avec une instabilité chronique, s’est retrouvé sans véritable direction, laissant place à une guerre de pouvoir sans merci, un désordre institutionnel et une insécurité généralisée.
Aujourd’hui, ce vide politique et social semble incommensurable. La jeunesse haïtienne observe, impuissante parfois, mais certains refusent de se laisser emporter par ce désespoir ambiant. “Comment avons-nous pu en arriver là?”, se demandent ceux qui se souviennent d’un temps où, même sous la dictature, l’État semblait au moins fonctionner.
Le piège de la nostalgie
La démocratie, en Haïti, est un mot souvent vidé de son sens. L’élection de dirigeants n’a pas toujours signifié un changement pour le peuple. Les promesses faites durant les campagnes électorales restent souvent sans lendemain, et les citoyens, désillusionnés, se tournent vers leur passé. “Au moins, sous la dictature, les choses étaient claires”, disent certains, évoquant l’époque où les dirigeants, bien que répressifs, ne faisaient pas semblant d’être des libérateurs.
Cette illusion de démocratie, où les voix sont censées être entendues mais ne changent rien, a poussé beaucoup d’Haïtiens à remettre en question la valeur même du processus démocratique. “Si la dictature d’hier valait mieux que la démocratie d’aujourd’hui, alors que nous reste-t-il?” Cette question, qui hante les esprits, traduit une profonde angoisse sur l’avenir du pays.
Mais cette nostalgie pour le passé est-elle une solution ou un piège? Les sociologues et historiens s’accordent à dire que cette fixation sur un “hier” idéalisé empêche tout progrès. Tant que l’on regardera vers le passé avec des yeux pleins de regrets, il sera impossible de construire un avenir.
En réalité, Haïti est prise dans un cercle vicieux : chaque tentative de réforme semble échouer, chaque dirigeant élu est rapidement perçu comme un traître ou un incompétent, et l’illusion d’un passé meilleur continue de gagner du terrain. Cette nostalgie pour un “hier” mythifié finit par bloquer toute tentative de changement. Pourtant, l’histoire montre que la glorification du passé n’a jamais résolu les problèmes d’une nation.
L’avenir entre les mains des jeunes
Il y a, malgré tout, une lueur d’espoir. Si une partie de la population se replie sur les souvenirs du passé, une nouvelle génération d’Haïtiens refuse de céder au pessimisme. Ils ne glorifient ni les Duvalier, ni Aristide, ni Préval, ni Martelly, ni Jovenel, ni même les figures actuelles. Ce qu’ils veulent, c’est un pays où l’avenir compte autant que le passé, où les erreurs d’hier ne sont plus répétées. Je fais partie de ces jeunes qui, tout en étant conscients des épreuves de l’histoire, croient en la possibilité d’un avenir meilleur pour Haïti. Nous ne nous contentons pas de critiquer, nous aspirons pas seulement à un renouveau politique, mais aussi à une transformation sociale profonde. Nous croyons fermement que le potentiel d’Haïti ne réside pas dans la nostalgie d’un passé révolu, mais dans la capacité de la jeunesse à réinventer ce pays, à créer une nation qui, enfin, pourra regarder l’avenir avec optimisme.
Cette nouvelle génération ne se contente pas de rêver. Elle s’organise, elle débat, elle cherche des solutions à un système qui semble constamment trahir ses citoyens. Nous voyons des initiatives locales se multiplier, des jeunes s’engager dans des projets communautaires, des associations et des collectifs se former pour pallier les défaillances de l’État. Le peuple haïtien a toujours fait preuve d’une résilience exceptionnelle face aux épreuves, et c’est cette force, cette capacité à surmonter les obstacles les plus insurmontables, qui alimente notre espoir.
Nous refusons de céder à la tentation de croire que “hier était meilleur”. Certes, les époques précédentes ont leurs propres mérites, mais elles étaient également marquées par des injustices, des souffrances et des privations. Aujourd’hui, nous ne voulons plus choisir entre deux maux, entre une dictature autoritaire ou une démocratie défaillante. Nous voulons un changement réel, ancré dans les besoins et les aspirations du peuple haïtien.
Pour que demain soit meilleur qu’hier, Haïti doit se réconcilier avec son histoire, non pas en glorifiant ses dirigeants passés, mais en apprenant des erreurs et des échecs qui ont marqué ces différentes périodes. Le chemin sera long et semé d’embûches, mais l’histoire d’Haïti prouve que rien n’est impossible.
Là où certains ne voient que désespoir, nous voyons des opportunités. Là où d’autres ne parlent que de corruption, de violence et de chaos, nous voyons la possibilité de créer un avenir où l’éducation, la justice sociale et la liberté individuelle ne seront plus de simples slogans, mais des réalités tangibles. Cette vision peut sembler utopique, mais elle est portée par une génération qui refuse de baisser les bras.
Ceux qui disent que “hier était meilleur que demain” n’ont peut-être pas encore vu de quoi les Haïtiens sont capables lorsqu’ils décident de prendre leur destin en main. Nous, jeunes Haïtiens, croyons en notre capacité à changer cette fatalité et à construire un avenir où, enfin, Haïti pourra se libérer des chaînes de son passé pour embrasser un avenir plus lumineux. Car si hier a laissé des cicatrices, demain peut être celui de la guérison et de la renaissance.
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