Il y a des morts qui n’éteignent rien. Qui, au contraire, rallument en nous la mémoire vive de ce que fut l’humain derrière la fonction. Le départ du pape François, ce 21 avril à 88 ans, laisse un vide immense, mais surtout une lumière allumée : celle d’une Église — et d’une humanité — qu’il rêvait plus accueillante, plus modeste, plus fraternelle.
« Yo soy un inmigrante », répétait Jorge Mario Bergoglio, fils d’immigrants italiens installés en Argentine, devenu le premier pape latino-américain de l’histoire. Cette phrase, il ne la prononçait pas par rhétorique ou par compassion distante. Elle était viscérale. Gravée dans sa mémoire familiale, tatouée sur sa conscience.
Lors de sa visite historique aux États-Unis en 2015, devant les puissants réunis à la Maison-Blanche, au Congrès, aux Nations Unies, François l’a clamé haut et fort : l’Amérique doit se souvenir que sa grandeur est née de l’accueil de ceux qui fuyaient la faim, la guerre, l’oppression. Comme Emma Lazarus (poétesse américaine du 19ème siècle) l’écrivait dans le poème gravé à la Statue de la Liberté : « Donnez-moi vos pauvres, vos exténués, Vos masses innombrables aspirant à vivre libres… »
Défendre les invisibles
Mais François ne s’est pas contenté de mots. Il a embrassé les plus humbles. Aux « laveurs de voitures » sans papiers de New York, il a dit : « Mon admiration pour vous est sans limites. Vous honorez le travail honnête. Vous êtes un exemple pour le monde. » Dans un monde où les travailleurs invisibles sont souvent criminalisés, il a su voir leur dignité et leur courage.
Devant le Congrès américain, il a osé demander la fin de l’hostilité envers les immigrants. Non par calcul politique, mais par fidélité à l’Évangile et à la règle d’or qu’il répétait comme un refrain sacré : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. »
Le message du pape François n’était pas simplement religieux. Il était profondément humain. Il invitait à une révolution silencieuse : remplacer la peur par la rencontre, la méfiance par la fraternité.
À New York, il fit un geste hautement symbolique : ordonner que les plus riches de la planète soient assis aux côtés des laveurs de voitures dans la cathédrale Saint-Patrick. Geste d’une simplicité biblique, mais à la portée immense : rappeler aux puissants que la véritable grandeur se mesure à la capacité de s’asseoir à la table des humbles.
Un regard œcuménique sur le monde
Ce n’est pas un hasard si, partout où il allait, François rassemblait à ses côtés juifs, musulmans, bouddhistes, orthodoxes. Pour lui, l’humanité ne devait pas être un clocher fermé, mais une vaste tente ouverte aux vents du dialogue.
Il avait compris que, dans un monde globalisé, la haine ne s’éteint que par la connaissance mutuelle, que la coexistence n’est pas une utopie, mais une urgence.
En cela, il a incarné non seulement l’Église catholique, mais une idée plus vaste : celle d’une spiritualité de la rencontre, capable d’unir au lieu de diviser.
Nul n’ignore que François s’est heurté aux murailles internes de l’Église. Ses dénonciations contre la pédophilie, la corruption vaticane, les finances occultes, et son appel incessant à une Église « pauvre pour les pauvres » lui ont valu de puissantes inimitiés.
Mais il n’a jamais renié sa parole. À ceux qui prêchaient le luxe, il opposa la simplicité. À ceux qui dissimulaient les crimes, il imposa le devoir de vérité.
À travers ses encycliques – Evangelii Gaudium, Laudato Si’, Fratelli Tutti – François a redonné au magistère papal une pertinence brûlante. Il a parlé de la joie de l’Évangile comme d’une urgence d’action, dénoncé la culture du déchet, plaidé pour une écologie intégrale et une fraternité mondiale au-delà des frontières et des égoïsmes nationaux.
Un écho prophétique
Là où d’autres se seraient résignés au cynisme du monde, François a continué de croire. Croire qu’il est possible d’inverser la logique du rejet, croire que le soin de la maison commune n’est pas un luxe mais une nécessité vitale, croire que la fraternité humaine peut résister aux tentations barbares de l’individualisme.
Sa mort, survenue juste après la bénédiction pascale, ressemble à un dernier acte de fidélité. Il a tenu jusqu’au bout son serment d’être un serviteur, pas un souverain.
Mais il serait injuste d’édulcorer son héritage. François est parti sans réussir à transformer en profondeur l’institution qu’il a servie. L’Église reste riche, souvent arrogante, parfois complice des puissances de ce monde.
Ce combat, il l’a mené avec la conscience douloureuse que certaines forteresses ne tombent pas d’un souffle, même saint. Et pourtant, il l’a mené avec une cohérence rare.
« Il vaut mieux être athée qu’un mauvais chrétien », disait-il. Phrase terrible pour une Église longtemps prompte à juger. Mais phrase juste, tant elle recentre la foi non sur l’apparence, mais sur la vérité intérieure.
Adieu, Francisco
Aujourd’hui, alors que résonnent les échos de ses homélies dans les mémoires bouleversées, ce qui reste n’est pas tant une figure pontificale que celle d’un homme profondément humain.
Un homme qui, dans un monde dressant des murs et érigeant des barbelés, a rappelé que nous sommes tous des migrants en quête d’un toit pour l’âme.
Un homme qui a semé des graines d’espérance dans un monde de défiance.
Un homme qui a montré, sourire après sourire, larme après larme, qu’on pouvait être pontife sans être pontifiant, qu’on pouvait être puissant sans perdre sa tendresse.
Si la lecture éclaire notre chemin dans l’existence, alors lire François, c’est renouer avec ce qu’il y a de plus noble en nous.
Relire Evangelii Gaudium pour se souvenir que la foi véritable est action joyeuse.
Relire Laudato Si’ pour comprendre que la planète est un frère, non un stock de ressources.
Relire Fratelli Tutti pour cultiver en nous le rêve fou d’une fraternité universelle.
Car derrière la figure du Pape défroqué de toute pompe, il y avait un artisan patient d’une humanité réconciliée. Un bâtisseur de ponts dans un monde de murs.
Que restera-t-il de François dans l’histoire ? Peut-être pas tant des réformes visibles que cette voix inlassable qui nous murmurait : « Aimez. N’ayez pas peur. Ne rejetez personne. »
Ce n’est pas peu de chose, dans un monde épuisé par ses colères et ses cynismes.
Ce 26 avril, Jorge Mario Bergoglio sera enterré. Mais l’immigrant, le père des pauvres, le défenseur des invisibles, continuera de vivre dans chaque acte de compassion, chaque sourire offert à un inconnu, chaque pont jeté par-dessus les gouffres de la peur.
À toi, Francisco, migrant de Dieu, merci.