Publié le 24 mars 2025, un article de La Presse intitulé « Devant les abus, un avocat en immigration met fin à sa pratique privée », mettait en lumière le départ d’un avocat en immigration chevronné, las de voir des demandeurs d’asile qu’il juge désormais plus calculateurs que persécutés.
Il évoque des « abus », des « demandes douteuses », des « attentes déraisonnables » — et se retire du métier, apparemment écœuré. À première vue, cela pourrait ressembler à une noble prise de position. Mais creusons un peu. Car derrière cette posture de lassitude morale, se cache une vision du monde qui, sous couvert de réalisme, frôle le simplisme.
Commençons par le cœur de la déclaration : « Le demandeur d’asile d’aujourd’hui ne ressemble plus à celui d’hier ». L’avocat regrette une époque romantique où les réfugiés arrivaient la peur au ventre, les larmes aux yeux et le cœur pur — la version cinématographique du réfugié, en somme. Mais comme toute bonne fiction, cette nostalgie embellit le passé tout en caricaturant le présent.
Le réfugié idéal n’existe pas
Il faut cesser de chercher le « bon réfugié ». Celui qui arrive en haillons, qui baisse les yeux, qui dit merci et ne demande rien. Ce fantasme humanitaire est non seulement irréaliste, mais profondément déshumanisant. Un individu qui fuit la guerre, la violence, ou la répression politique peut, en même temps, être préoccupé par les allocations, l’école de ses enfants, ou la possibilité d’envoyer de l’argent à sa famille. Et il en a parfaitement le droit.
Ce n’est pas parce qu’on survit à une dictature qu’on renonce pour autant à l’aspiration d’une vie digne. Ce n’est pas parce qu’on fuit la mort qu’on devient soudainement indifférent à la vie. La peur et l’espoir cohabitent. On peut être à la fois désespéré et stratégique.
Le mot « abus » est un mot facile. Il sent le bon sens populaire, il rassure. Il permet de désigner des fautifs sans avoir à les nommer. Mais qu’est-ce qu’un abus, au fond ? Est-ce le fait de vouloir mieux pour sa famille ? De fuir un régime qui ne laisse pas de traces visibles sur la peau, mais qui étouffe lentement la vie ? Est-ce vouloir s’installer ailleurs sans passer par la file officielle, quand on sait que cette file est verrouillée pour des millions de gens du Sud global ?
Car c’est là que le bât blesse. L’idée selon laquelle les demandeurs d’asile utiliseraient le système « comme une voie de contournement » repose sur une vision naïve — ou sélective — du système d’immigration régulier. On oublie commodément que pour la plupart des gens dans le monde, immigrer « en bonne et due forme » au Canada est aussi accessible que de rejoindre Mars à la nage.
Les chiffres ne mentent pas, mais ils n’expliquent rien
Oui, les demandes d’asile explosent. Oui, les délais s’allongent. Et non, cela ne prouve pas qu’il y a fraude. Cela prouve que le monde va mal. Cela prouve que les conflits, les régimes autoritaires, les bouleversements climatiques et économiques poussent des millions de personnes à fuir. Ce n’est pas un « effet pervers de Roxham », c’est un effet direct de notre planète en crise.
L’idée que Roxham aurait « dénaturé » notre système est révélatrice : elle suppose que ce système avait une essence pure, un équilibre originel. Mais l’histoire de l’immigration au Canada est un long ajustement entre nos valeurs proclamées et nos intérêts concrets. Fermer Roxham, ce n’est pas résoudre le problème. C’est déplacer l’entrée, compliquer la route, forcer les plus vulnérables à se taire ou à tricher.
Oui, l’administration déborde. Mais si les files d’attente s’étendent, ce n’est pas parce que les gens mentent : c’est parce que les ressources n’ont pas suivi la réalité. Si 190 000 demandes ont été déposées, c’est qu’il y a 190 000 histoires à écouter. C’est le rôle d’un système d’asile robuste : trier avec rigueur, oui, mais avec humanité. Et pour cela, il faut du personnel, du temps, de l’engagement. Pas de jugements a priori.
Changer de carrière, c’est un droit. Blâmer les réfugiés, c’est une posture
Personne ne conteste à cet avocat le droit de raccrocher la toge. Après trente ans de métier, c’est même respectable. Mais partir en laissant derrière soi l’idée que le problème, ce sont les demandeurs eux-mêmes, c’est une manière bien commode d’éviter de regarder plus large. Le système est surchargé, mal financé, lent. Les politiciens manquent de courage. L’opinion publique est fébrile. Et au milieu de tout cela, il y a des êtres humains qui n’ont souvent que leur voix comme passeport.
Alors non, tous les demandeurs d’asile ne seront pas parfaits. Mais aucun système n’a jamais fonctionné sur la base de la perfection humaine. Et c’est précisément pour cela que le droit existe : pour examiner les cas, un à un, et non pour les présumer collectivement suspects.
La vraie question n’est pas : « Pourquoi viennent-ils ? », mais bien : « Pourquoi ne viendraient-ils pas ? » Quand une grande partie du monde vit dans l’instabilité, et que le Canada, malgré ses imperfections, reste un havre de paix relative, qu’y a-t-il de plus humain que de vouloir y vivre ? Ce n’est pas un contournement. C’est une tentative de survie.
Il est facile de reprocher aux autres de jouer avec les règles quand on est né du bon côté des frontières. C’est un luxe, parfois invisible, de ne pas avoir à fuir. Il nous rend exigeants, souvent à tort.
Le retrait de ce professionnel du droit est une anecdote dans l’histoire de la migration. Mais les idées qu’il véhicule risquent, elles, de s’enraciner. Et c’est là le danger : qu’au nom du pragmatisme, on laisse dériver notre compassion. Qu’on prenne l’exception pour la norme. Qu’on oublie que la migration n’est pas un crime, mais une réalité. Et qu’au fond, elle dit bien plus sur le monde que nous construisons… que sur ceux qui veulent simplement y entrer.
Repenser l’asile : entre mémoire collective et lucidité historique
Ce qui frappe dans le discours de certains praticiens du droit — même les plus expérimentés —, c’est cette propension à croire que le système serait « dévoyé », comme si la migration était une entorse à l’ordre naturel des choses. Or, soyons honnêtes : l’ordre mondial, tel qu’il est structuré aujourd’hui, est tout sauf naturel.
Qui peut, sans rougir, défendre un système dans lequel 3 % de la population mondiale détient plus de 80 % des richesses, où les passeports valent plus que les diplômes, et où la mobilité internationale est réservée à ceux qui ont déjà trop ? Le système d’asile, pour imparfait qu’il soit, reste l’un des rares mécanismes juridiques à offrir un semblant d’équité dans ce monde verrouillé. Il est la soupape d’un ordre profondément inégalitaire — pas une faille, mais un filet.
On nous répète que « les temps ont changé ». Mais avons-nous la mémoire si courte ? Faut-il rappeler que le Canada — comme bien d’autres pays riches — s’est construit grâce à des migrations massives ? Faut-il rappeler que la majorité des Québécois sont eux-mêmes issus de vagues migratoires pas toujours bien planifiées, pas toujours « en bonne et due forme », souvent motivées par la misère, l’exil ou l’opportunité ?
Il y a cent ans à peine, les Italiens, les Juifs d’Europe de l’Est, les Irlandais étaient stigmatisés ici même avec les mêmes mots qu’on utilise aujourd’hui : profiteurs, pauvres, dangereux, indésirables. Aujourd’hui, ils sont devenus « fondateurs ». Demain, ce sera le tour des Haïtiens, des Congolais, des Vénézuéliens, des Syriens. C’est toujours la même histoire, mais avec d’autres visages. À croire que l’amnésie est une tradition nationale.
Le courage de partir : ce que nous appelons « opportunisme » est souvent résilience
Il est facile de dénoncer « ceux qui utilisent le système » quand on ignore ce qu’il en coûte, humainement, de quitter son pays. Il faut avoir une vie bien stable pour imaginer que quelqu’un se déracine par caprice. Le demandeur d’asile n’est pas un touriste du désespoir. Il n’a pas les moyens de jouer à la roulette administrative. Il mise tout, parfois au péril de sa vie, dans l’espoir d’une décision favorable. Il sait qu’il peut être expulsé. Il sait que son récit sera scruté, disséqué, mis en doute. Et malgré cela, il tente sa chance.
Quel système fondé sur la fraude massive pourrait susciter autant de souffrance, autant de patience ? Si vraiment l’asile était devenu une simple « voie de contournement », pourquoi ces files d’attente interminables, ces années passées dans l’angoisse du rejet, ces centaines de milliers de gens qui, entre-temps, travaillent au noir, vivent dans des refuges, ou voient leurs enfants grandir dans l’incertitude ? Il faut un solide aveuglement pour croire qu’une telle épreuve est motivée par l’appât du gain ou des allocations.
Une autre erreur fréquente consiste à juger la légitimité d’une demande d’asile selon nos propres critères de danger. Parce que la guerre n’est pas déclarée, parce que les cicatrices ne sont pas visibles, on en conclut que la persécution est inventée. Or, la violence moderne est protéiforme. Elle ne porte plus forcément d’uniforme.
Dans bien des pays, la persécution est bureaucratique, silencieuse, culturelle, systémique. Elle se manifeste par l’exclusion, la disparition des libertés, l’impossibilité de travailler, d’aimer, de prier ou de penser autrement. Elle frappe les minorités sexuelles, les journalistes, les militants, les femmes. Elle ronge les sociétés de l’intérieur, jusqu’à étouffer les individus qui n’ont d’autre issue que la fuite.
Alors, quand un demandeur vous dit qu’il veut savoir quand il pourra retourner dans son pays, il ne trahit pas son mensonge. Il exprime une douleur indicible : celle d’avoir dû quitter ce qu’il aimait. Car aucun exilé n’abandonne son chez-soi de gaieté de cœur. Il garde l’espoir — parfois naïf, souvent lucide — de pouvoir un jour rentrer. Ce n’est pas une contradiction, c’est une preuve d’attachement.
Et si les réfugiés nous sauvaient d’un autre naufrage ?
Enfin, il serait temps d’aborder la question migratoire non pas comme une charge, mais comme une opportunité collective. Oui, une opportunité. Pas économique seulement — même si tous les chiffres le montrent : les immigrants participent à la croissance, à l’innovation, à la revitalisation démographique. Mais aussi une opportunité morale.
Dans un monde qui s’effrite, où les murs remplacent les ponts, ouvrir ses portes devient un acte politique puissant. C’est une manière de rappeler que la solidarité internationale ne se limite pas aux dons humanitaires, mais se vit dans l’accueil, la rencontre, la confiance. Ce n’est pas l’asile qui menace notre société : c’est le repli sur soi.
Et si nous avons peur d’être débordés, ce n’est pas parce que les autres sont trop nombreux. C’est peut-être parce que nous avons cessé de croire en notre propre capacité d’accueil.
Le départ d’un avocat, même respecté, ne doit pas devenir prétexte à une régression morale. L’asile, loin d’être une brèche dans le système, est le reflet de notre humanité. Et s’il y a des « abus », qu’ils soient traités avec rigueur, oui — mais sans jeter l’opprobre sur les milliers de récits sincères, douloureux, courageux.
Car à travers chaque demande, même maladroite, il y a une histoire qu’on ne connaît pas. Une histoire qui, parfois, résonne étrangement avec la nôtre.
On ne protège pas un système en le restreignant à l’extrême. On le protège en l’améliorant, en l’adaptant, en le renforçant — pour qu’il continue de distinguer le vrai du faux, sans jamais perdre de vue qu’il est, avant tout, un outil de justice. Pas un filtre idéologique.
Alors non, l’asile n’est pas un privilège. C’est un droit. Et comme tout droit, il ne vaut que si nous sommes prêts à le défendre, même — et surtout — lorsqu’il nous dérange.