
Le 7 février 1986, Haïti croyait se libérer. Jean-Claude Duvalier, dernier héritier d’une dictature familiale qui avait étouffé le pays pendant près de trois décennies, s’envolait pour la France sous la pression d’un soulèvement populaire.
Le régime de terreur tombait, et avec lui, l’espoir d’un nouveau départ semblait enfin possible. Dans les rues, l’euphorie était immense : on célébrait la fin d’un pouvoir oppressif, on rêvait de démocratie, de justice et d’un avenir libéré de la peur. Mais 39 ans plus tard, qu’en reste-t-il ? Entre promesses trahies, crises politiques et dérives autoritaires, Haïti semble prisonnière d’un éternel recommencement.

L’héritage d’un matin d’exil
J’ai vu le jour bien après ce fameux matin où un avion s’est envolé vers l’exil, emportant avec lui un héritier de la terreur et les espoirs d’un peuple en liesse. Je suis de cette génération qui n’a connu ni les bottes des miliciens frappant le pavé ni les murs suintants des geôles où la parole se brisait sous la torture. Mais j’ai grandi dans les récits, les murmures des anciens, les refrains d’une promesse jamais tenue. On m’a raconté que ce jour-là, Haïti s’était libérée. Que c’était la deuxième naissance de la nation, un recommencement éclatant, une aube lumineuse où la justice remplacerait la peur, où l’État servirait enfin son peuple.
Je n’étais pas là pour voir les foules s’étreindre dans les rues, pour entendre les slogans scandés comme une délivrance. Je n’étais pas là quand les fouets invisibles de la misère devaient disparaître et que la démocratie devait fleurir sur les cendres d’une tyrannie. Mais je suis là aujourd’hui, et je regarde autour de moi : ce pays qui devait se relever est toujours à genoux.

Le réveil brutal
On nous avait promis que la fin d’un règne suffirait pour que tout change. Que la chute d’un homme entraînerait celle de tout un système. On nous avait dit que nous n’aurions plus jamais à trembler sous le joug d’un despote, que la liberté était acquise, qu’elle nous appartenait enfin. Mais on ne nous avait pas prévenus que la dictature savait changer de visage, se déguiser en promesses électorales, en slogans creux, en bulletins de vote trafiqués.
On ne nous avait pas dit que la démocratie pouvait être un théâtre où des marionnettistes sans scrupules tiraient les ficelles. Que les élections pouvaient être volées, que les urnes pouvaient être vidées de leur sens. On ne nous avait pas dit que la pauvreté n’obéissait pas aux discours, qu’elle ne disparaîtrait pas simplement parce qu’un tyran s’en allait.
On ne nous avait pas dit que la peur pouvait survivre sous d’autres formes. Qu’elle pouvait s’habiller en gangs armés contrôlant les quartiers, en enlèvements en plein jour, en silences imposés. Qu’elle pouvait s’infiltrer jusque dans les maisons, à travers des coupures de courant interminables, des écoles fermées, des hôpitaux vidés de médicaments, un pays “lock”.

Une génération sans illusions
Je fais partie d’une génération qui ne croit plus aux contes de fées politiques. On nous a bercés avec des récits d’héroïsme et de grands lendemains, mais chaque matin ressemble au précédent, et le futur a le goût rance du déjà-vu.
On nous a dit que les gangs sont un fléau récent. Faux. Ils sont les enfants d’un système qui a toujours nourri les monstres pour mieux se maintenir. Jadis, c’étaient les escadrons de la mort, les tontons macoutes. Aujourd’hui, ce sont des adolescents armés jusqu’aux dents, dictant la loi dans des quartiers entiers.
On nous a dit que la communauté internationale voulait nous aider. Pourtant, ses solutions ressemblent étrangement à des manœuvres coloniales. On nous impose des gouvernements, on nous dicte les règles du jeu, et l’on feint la surprise quand tout s’effondre.
On nous a dit que l’espoir résidait dans les élections, dans un bout de papier glissé dans une boîte transparente. Mais qui croit encore en cette mascarade quand les résultats sont décidés avant même que le premier vote ne soit comptabilisé ?

Un pays sans mémoire
Chaque 7 février, on ressasse les mêmes discours. Les radios, les tribunes, les intellectuels, tous nous rappellent que c’est une date historique. Mais l’histoire ne suffit pas à remplir les ventres ni à garantir la sécurité.
Alors, que reste-t-il ?
Reste l’audace de ceux qui, malgré tout, refusent de partir. Ceux qui, au lieu de prendre la mer ou l’avion, prennent racine. Ceux qui continuent d’enseigner, de soigner, de construire, malgré les menaces, malgré les balles perdues qui n’ont jamais aussi bien porté leur nom.
Reste la rage de cette jeunesse qui ne veut pas être une statistique de plus. Qui refuse de croire que son avenir se résume à fuir ou à survivre. Qui cherche à inventer une autre Haïti, loin des figures imposées, des promesses creuses, des dieux et maîtres autoproclamés.
Reste la mémoire, fragile mais tenace, de ceux qui se souviennent que le changement ne vient pas par décret. Que la liberté ne se donne pas, elle se conquiert. Que le rêve d’un peuple ne peut être réduit à un slogan vide ou à une fête qui s’éteint au petit matin.

Et après ?
Alors, que faire de ce 7 février ? Le pleurer comme un espoir trahi ? Le célébrer comme un mirage tenace ? Ou bien le prendre pour ce qu’il est vraiment : un rappel brutal que rien n’est jamais acquis, que la démocratie est un combat quotidien et que ceux qui vendent des rêves sont souvent les premiers à en voler les bénéfices ?
Je ne suis pas né en 1986, mais je vis en 2025. Et si je devais écrire une phrase sur cette date, ce serait celle-ci :
“On nous a promis un lendemain meilleur, mais c’est à nous de le construire.”
Parce que personne ne nous donnera jamais ce que nous ne sommes pas prêts à arracher.