En Haïti, on ne quitte plus le pays. On s’exfiltre. Et ce n’est plus une fuite, c’est un acte civique. Une déclaration d’indépendance personnelle. Une manière de dire : Je refuse de devenir complice.
Haïti est sans doute le seul pays au monde où partir relève parfois d’un devoir moral. Car rester, c’est cautionner un système dans lequel les élites dansent la salsa avec les gangs, pendant que le peuple cherche un trou sec pour ne pas mourir sous la pluie.
Ici, l’effondrement n’est plus un risque. C’est un modèle de gouvernance. On ne parle plus d’un État faible. On parle d’un État évaporé. Un pays où même désigner un chef de police nécessite l’accord de l’ambassade américaine. Où l’idée d’avoir un président élu par le peuple semble aussi excentrique que de rêver à une ligne de métro Port-au-Prince–Jacmel.
Et pourtant, les gens continuent de vivre. Ou d’essayer.
Le patriotisme en mode survie
On disait autrefois qu’aimer son pays, c’était y rester, le servir, y mourir s’il le fallait. Mais dans le cas d’Haïti, aimer son pays, c’est aussi ne pas se laisser tuer par lui. C’est fuir l’effondrement non pas par peur, mais par lucidité. Car fuir ne veut pas dire abandonner. Parfois, fuir c’est protéger la dernière partie saine de soi. C’est refuser de devenir indifférent, cynique, complice ou fou.
Aujourd’hui, ceux qui fuient ne fuient pas une crise de logement. Ils fuient une zone de guerre sans guerre déclarée, un pays occupé par ses propres enfants armés, formés, financés et protégés par des figures tutélaires du chaos : des grands patrons, des chefs d’entreprise, des politiciens, des hauts gradés ou ex-dirigeants, souvent membres de l’élite économique haïtienne — ceux qui financent, protègent, instrumentalisent ou négocient avec les gangs armés. Ils fuient un pays où un gang peut bloquer un terminal pétrolier pendant un mois sans que personne ne songe à l’arrêter, parce qu’il n’y a plus personne à qui donner l’ordre. Même l’ordre a quitté le pays.
Haïti est l’un des rares pays où l’élite économique est composée majoritairement de gens qui ne s’identifient pas vraiment à la nation. Syrienne, libanaise, arabe, américaine, française, espagnole, allemande, parfois même « haïtienne de passage », cette élite n’habite pas vraiment Haïti : elle l’exploite en transit, en dollars cash, en containers scellés.
Dans un pays normal, les riches financent des universités. En Haïti, ils financent des gangs armés. Dans un pays normal, ils organisent des concerts. En Haïti, ils organisent la pénurie de carburant pour spéculer sur les génératrices, pour mieux vendre… des génératrices, bien sûr — le seul secteur où l’ombre rapporte plus que la lumière. Ils sont dans la drogue, les armes, et parfois même cités dans de sinistres rumeurs de trafic d’organes. Et ils appellent ça : les affaires.
C’est une élite délinquante, glacée, cosmopolite, ancrée dans les comptes offshore et dans les entrailles du chaos. Une élite qui s’habille à Paris, fait ses accouchements à Miami, ses opérations cardiaques à New York, et qui ne voit dans Haïti qu’un immense entrepôt à profits.
L’État ? Quel État ?
On dit qu’un État est légitime quand il protège ses citoyens. Or, le gouvernement haïtien n’a plus de territoire souverain. Il contrôle à peine 20% de Port-au-Prince. Le reste appartient à des coalitions de gangs aussi puissantes que l’État lui-même. Une République du 9mm. Une démocratie du AK-47.
Les services publics ? Des souvenirs. L’école ? Fermée ou kidnappée. La santé ? Un privilège. La justice ? Un théâtre absurde. L’électricité ? Une rumeur. La sécurité ? Une blague sinistre. La Constitution ? Un brouillon. Le président ? En pourparlers diplomatiques.
Alors fuir devient logique. Fuir devient sain. Fuir devient même, parfois, le dernier geste de foi envers la vie.
Beaucoup d’Haïtiens qui quittent leur pays sont des professeurs, des journalistes, des médecins, des défenseurs des droits humains. Ils sont menacés non pas par une idéologie totalitaire, mais par l’absence totale d’autorité, ce qui est pire. Dans certaines zones, la seule loi qui règne est celle du chef de gang. Et le chef de gang n’aime pas qu’on enseigne aux enfants à penser, ou qu’on écrive un article trop lucide.
Ils sont donc persécutés, oui. Persécutés non pas par l’État, mais par l’absence d’État, ce qui est reconnu en droit international. La Convention de Genève est claire : est réfugiée toute personne qui craint avec raison d’être persécutée du fait de ses opinions, de sa profession, de son genre, ou de son origine sociale, et qui ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de son pays.
C’est précisément la situation haïtienne. Haïti ne protège plus. Haïti expose. Haïti trahit.
Une farce géopolitique
Et pendant ce temps, les États-Unis — ces mêmes États-Unis qui tiennent le GPS de la gouvernance haïtienne dans leurs poches — veulent renvoyer ces mêmes Haïtiens chez eux. Un peu comme un pompier pyromane qui allume l’incendie puis reproche à la victime d’avoir sauté par la fenêtre.
Washington veut que les Haïtiens restent là-bas, pendant qu’il impose ici qui sera ministre, directeur de police ou ambassadeur. Le paradoxe est tellement grotesque qu’il en devient presque poétique.
On vous bombarde, puis on vous reproche de prendre l’avion.
Alors que faire ? Certains disent qu’il faut rebâtir Haïti. Mais rebâtir quoi, exactement ? Une structure dont les fondations sont pourries et dont les plans sont détenus par l’étranger ?
Soyons honnêtes : si on ne veut pas, ou si on ne peut pas faire un pays, il faut le mettre sur pause.
Pas en guerre. Pas en colère. Juste en pause.
Un moratoire existentiel. Une respiration collective.
Qu’on gèle les fonctions officielles. Qu’on redonne le pays aux poètes, aux enfants, aux jardiniers. Qu’on prenne cinq ans pour rêver autre chose. Pour écrire une nouvelle Constitution sur du papier recyclé, avec des crayons volés dans les bureaux des ONG.
Car malgré tout, malgré les blessures, malgré l’exil, ce pays existe encore. Dans les yeux de ceux qui le fuient. Dans la langue créole chantée dans les cuisines de Laval. Dans les souvenirs des grands-mères qui racontent Dessalines comme on raconte Hercule. Fuir n’est pas renoncer. Fuir, c’est emporter le pays dans une valise, pour le sauver ailleurs. Et un jour, peut-être, on reviendra. Avec un pays dans la tête, plus vrai que celui qu’on avait sous les pieds.
La Nation ne meurt jamais
Car la nation ne meurt pas quand son État s’effondre. La nation ne disparaît pas quand ses citoyens s’exilent. Elle vit ailleurs. Dans la langue partagée. Dans les combats portés en silence. Dans le refus obstiné de se taire ou de se renier. Haïti n’est pas seulement un territoire géographique — c’est un peuple en marche, une mémoire en mouvement, une promesse encore debout malgré les ruines.
Fuir Haïti aujourd’hui, ce n’est pas trahir son pays. C’est refuser d’être réduit au silence, à la peur, à la soumission. C’est dire au monde : « Nous valons mieux que ce chaos qui parle en notre nom. » C’est garder vivante l’idée d’un pays libre, même lorsque ses rues sont verrouillées par la terreur et ses dirigeants tenus en laisse par des intérêts étrangers.
Oui, partir peut être un acte de patriotisme. Parce qu’on ne tourne pas le dos à son pays, on se détourne de ses bourreaux. On fuit non par lâcheté, mais par lucidité : parce que l’air est devenu irrespirable, parce que la pensée est une menace, parce que la parole libre coûte désormais la vie. Et surtout, parce que l’histoire elle-même nous enseigne que les grandes révolutions naissent souvent de l’exil.
Les architectes des indépendances ne sont pas tous restés sur place. Nombre d’entre eux ont conçu leur vision de liberté depuis des ports lointains, des chambres d’étudiants, des tavernes étrangères où ils pouvaient penser sans censure, rêver sans entrave, écrire sans craindre le couteau ou le canon. C’est loin du bruit des bottes qu’ils ont retrouvé la clarté nécessaire pour inventer un avenir.
Les idées les plus fécondes naissent là où l’esprit respire. Et si Haïti doit renaître, ce ne sera pas sous les balles, ni dans la terreur, ni dans le silence imposé par les gangs ou la soumission orchestrée par une élite complice. Ce sera par la voix de ceux qui, même loin, gardent intacte leur foi dans ce pays, et refusent d’abandonner le combat à ceux qui l’ont confisqué.
Fuir Haïti aujourd’hui, c’est refuser de mourir avec elle. C’est préserver la graine, l’idée, le feu. C’est porter la nation ailleurs, en attendant qu’elle retrouve une terre où renaître. Voilà pourquoi, dans ce contexte tragique et unique, partir n’est pas trahir. C’est continuer la lutte.
La nation, la vraie, celle que Dessalines portait dans ses veines, ne se limite pas aux frontières dessinées par la géographie coloniale. Elle bat dans le cœur de ceux qui, même à des milliers de kilomètres, refusent de laisser le pays mourir sans témoins. Elle vit dans ceux qui fuient pour mieux revenir. Ou pour mieux parler. Ou pour mieux agir.
Voilà pourquoi, en Haïti, fuir peut être le dernier acte de loyauté. La dernière façon de dire : je crois encore en toi, assez pour ne pas t’ensevelir avec moi. Voilà pourquoi, dans ce pays renversé, partir n’est pas renier — c’est résister. Voilà pourquoi Haïti est, aujourd’hui, le seul pays au monde où fuir devient patriotique.