Il est des rencontres silencieuses qui changent à jamais le cours d’une vie intérieure. Ma découverte de Borges n’eut rien d’un événement tonitruant : ce fut une confidence chuchotée dans un roman de Dany Laferrière, un nom semé comme un charme discret. Depuis ce jour, lire Borges, c’est pour moi entrer dans l’éternité à travers la plus fine des passerelles : celle des mots. Voici l’histoire de cette rencontre, et de cet homme qui rêva la littérature comme d’autres rêvent l’univers.
Il y a des écrivains que l’on découvre par hasard, d’autres par amour, et quelques rares élus que l’on rencontre comme on rencontrerait un dieu voilé derrière les pages. C’est ainsi que j’ai croisé Jorge Luis Borges, guidé par l’admiration tendre et rêveuse de Dany Laferrière, ce semeur d’éblouissements qui parsème ses romans de références littéraires comme on jette des poignées d’étoiles dans l’obscurité.
Je n’avais que peu d’années de lecture véritable derrière moi lorsque, au détour d’une page de L’énigme du retour, Dany Laferrière évoqua Borges. Ce n’était pas un hommage lourd, pompeux, mais une allusion légère, presque chuchotée, comme si l’on parlait d’une évidence. Borges : ce nom sonnait comme une clef cachée. J’ai su alors, sans explication rationnelle, qu’il me fallait ouvrir cette porte.
Et quelle porte. Quelle vertigineuse traversée.
Borges, cet écrivain argentin presque aveugle, a réussi l’impensable : il a prouvé que la réalité ne réside pas dans la matière, mais dans les livres. Que le monde, loin d’être limité à nos cinq sens, respire, palpite, s’échappe dans les bibliothèques, dans les labyrinthes de mots, dans les songes qui se ramifient comme des arbres sans fin.
Borges n’a pas raconté le monde : il l’a recréé, recomposé, rechanté. Il fut un Aleph vivant, un concentré d’éternité en chair et en os, une bibliothèque ambulante dont chaque mot résonne encore dans les couloirs de notre pensée. Il est l’auteur qui, à lui seul, a su tisser des labyrinthes où le lecteur, loin de se perdre, se trouve. Où la réalité et la fiction s’étreignent jusqu’à devenir indiscernables.
Un prophète d’Amérique
Si l’on juge les peuples à leurs prophètes, l’Amérique latine peut, par Borges, se tenir droite et fière devant le tribunal de l’Histoire. Depuis son bureau modeste de Buenos Aires, cet homme qui n’avait plus besoin d’yeux pour voir a effleuré de sa plume la texture même de l’éternité.
Il y a dans son écriture une alliance rare entre la rigueur de l’intelligence et la délicatesse du symbole. Chez lui, le temps n’est pas une route linéaire, mais un dédale où chaque mot, chaque phrase est un fil d’Ariane. Lire Borges, c’est errer avec ferveur dans un labyrinthe dont la sortie n’est pas l’objectif : c’est l’égarement lui-même qui devient quête.
Comparé aux géants de la littérature latino-américaine — García Márquez, Carpentier, Vargas Llosa, Asturias —, Borges évolue sur un autre plan. Les autres écrivent avec le sang, la terre, la faim, l’amour ou le pouvoir ; Borges, lui, écrit avec le temps, la mort, l’infini. Tandis que les autres racontent le monde, lui le rêve. Tandis que les autres disent la réalité, lui la questionne, la retourne, la dissout et la recompose.
On lui reprocha parfois — sottement — de ne pas prendre part aux grands drames sociaux de son temps. On lui fit grief de son détachement, de son absence de militantisme. Mais Borges avait compris ce que tant d’autres ignorent : il existe des tragédies plus profondes que la misère matérielle. Il savait que la plus terrible des pauvretés est celle de l’âme face au vide.
Dans Le Sud, l’un de ses contes les plus poignants, il raconte l’histoire d’un homme qui accepte la mort avec une sorte de dignité ancestrale, comprenant que toute vie n’est qu’une lente préparation à cet instant ultime. Y a-t-il drame plus pur, plus universel que celui-ci ?
Borges n’a pas écrit pour flatter les modes, ni pour répondre aux attentes des époques : il a écrit pour l’éternité. Et l’éternité, comme chacun sait, ne s’encombre pas de mots d’ordre politiques.
Un Nobel qui n’aurait rien ajouté
Certains pleurent encore l’injustice : comment Borges, ce titan, n’a-t-il pas reçu le prix Nobel ? Mais ce serait mal comprendre ce qu’il fut. Son œuvre ne pouvait être couronnée par des lauriers humains : elle est de celles que seul le temps, cet autre nom de l’infini, peut consacrer. Peut-être que Borges n’a pas eu le Nobel tout simplement parce qu’il l’avait déjà transcendé.
Il est juste — et nécessaire — de dire que Borges est le deuxième plus grand écrivain de langue espagnole après Cervantès. Mais même cela semble pauvre face à son véritable exploit : avoir insufflé à notre langue des dimensions nouvelles, avoir montré que les mots, s’ils sont choisis avec assez d’amour et d’intelligence, peuvent plier le réel comme on plie un drap.
Lire Borges, c’est approcher un oracle. Sa prose ne supporte ni la précipitation ni la lecture distraite. Elle exige du lecteur un acte de foi, une ferveur. Chaque mot semble avoir été déposé avec la minutie d’un horloger fou. La Demeure d’Astérion, Funes ou la mémoire, Tlön, Uqbar, Orbis Tertius : chacun de ses textes est une clef ouvrant une multitude de portes, toutes donnant sur des mondes aussi déroutants que familiers.
Quand j’ai lu Borges pour la première fois, ce fut moins un choc qu’une reconnaissance : je n’y ai pas trouvé un maître inaccessible, mais un homme ayant renoncé aux miroirs pour ne pas se perdre dans ses propres abîmes. Derrière son ironie feutrée, son scepticisme élégant, j’ai deviné un écrivain hanté par le mystère, un homme profondément bouleversé par ce qu’il ne pouvait comprendre — et qui, pour cette raison même, écrivait.
Non pour expliquer le monde, mais pour mieux accepter son insondable étrangeté.
L’Amérique latine a engendré de brillants poètes de feu, de puissants romanciers de terre, de féroces chroniqueurs de poudre. Mais elle n’a produit qu’un seul théologien de l’infini : Borges.
Lire Borges, ce n’est pas simplement lire un homme. C’est être lu par une conscience qui nous dépasse. C’est entrer dans un dialogue silencieux avec l’invisible. C’est comprendre, au détour d’une phrase, que nous sommes faits de la même matière que les songes.
À l’heure où tant d’écrivains ploient sous le poids de l’actualité, Borges a fait le choix sublime d’être un artisan d’éternités. Il n’a pas écrit pour son époque ; il a écrit pour toutes les époques.
Un instrument céleste
Borges est, pour nous, ce que Homère fut pour les Grecs, Dante pour les Italiens, Blake pour les Anglais. S’il est vrai que la langue espagnole fut un jour une musique céleste, elle trouva en Borges son instrument le plus juste, le plus pur.
Cervantès inventa la langue espagnole telle que nous la connaissons ; Borges, lui, l’a rêvée.
Et dans ce rêve, nous avons trouvé non seulement un monde, mais une infinité de mondes.
Car Borges n’écrit pas pour être lu avec les yeux, mais avec l’âme entrouverte, avec cette secrète lucidité qui sait que toute réalité n’est qu’une métaphore patiemment ourdie. Lire Borges, c’est marcher à tâtons dans des corridors de poussière et de lumière, où le temps se replie sur lui-même comme une étoffe ancienne, où l’infini respire dans les replis minuscules d’une phrase.
Il est ce veilleur immobile qui, sans jamais s’éloigner de son modeste bureau, a exploré plus de territoires que tous les conquistadors du monde. Son arme n’était ni l’épée ni le sceptre, mais le mot : ce mot fragile et pourtant plus durable que toutes les pierres. À travers lui, la littérature est devenue non pas un simple écho du réel, mais sa transfiguration.
Dans l’univers de Borges, il n’y a pas de vérités définitives, seulement des reflets, des éclats d’éternité entre les mailles du doute. L’homme y est moins un héros qu’un rêveur égaré, moins un bâtisseur qu’un promeneur d’ombres, avançant à tâtons dans l’immense labyrinthe de l’être.
Et peut-être est-ce cela, en fin de compte, la plus grande leçon que nous lègue Jorge Luis Borges : apprendre à aimer le mystère plus que la certitude, préférer l’énigme au dogme, comprendre que les bibliothèques sont des cathédrales sans dieux, mais pleines de promesses.
Il est des écrivains qui marquent leur temps ; Borges a marqué l’éternité. Et quand le dernier livre sera refermé, quand les dernières bibliothèques se seront tues sous la poussière du monde, une voix persistera — ténue, vibrante, inépuisable — pour nous murmurer encore que le vrai Paradis ne fut jamais un lieu, mais un regard, une soif, une page tournée dans la nuit.
À jamais, Borges.