Ce texte raconte l’indicible. Il expose une horreur qui dépasse l’entendement, un drame si cruel qu’il brise l’âme. Les cœurs sensibles sont priés de s’abstenir. Ce n’est pas une fiction. C’est Haïti, aujourd’hui. Un cri de douleur, un cri de vérité. Lire, c’est porter ce fardeau…
Il y a des nouvelles qui déchirent l’âme, des récits qui brisent le silence du monde, mais qui pourtant ne suffisent pas à faire trembler les puissants. Haïti, ce pays qui fut jadis un symbole de liberté et de résilience, est aujourd’hui un champ de ruines, une terre abandonnée aux monstres qu’elle a engendrés. Ce n’est plus une crise. Ce n’est plus du chaos. C’est l’abîme.
Ce n’est pas un film d’horreur, ni une dystopie cauchemardesque. C’est une réalité que les Haïtiens vivent au quotidien. Une réalité où l’innocence est brûlée vive, où l’espoir est criblé de balles, où le chagrin tue aussi sûrement que les balles assassines. Entre le 27 janvier et le début du mois de février, plus de 150 personnes ont été massacrées à Kenscoff. Hommes, femmes, enfants, personnes âgées, tous piégés dans une vague de violence d’une brutalité indescriptible. Les maisons ont brûlé, les cris ont résonné dans la nuit, et l’horreur s’est étendue comme une ombre sur cette communauté anéantie.
Une mère a vécu ce que même les mots refusent de raconter. Ils l’ont forcée à un choix inhumain : jeter son propre bébé de deux mois dans le feu ou mourir à ses côtés. Elle a supplié. Elle a crié. Elle a tenu son enfant contre elle, tentant de le protéger par un amour qui aurait dû être invincible. Mais les armes ne laissent aucune place à l’amour. Ils ont arraché le bébé de ses bras et l’ont jeté eux-mêmes dans les flammes. Elle a hurlé, s’est effondrée. Avant qu’elle ne puisse réaliser l’horreur de ce qui venait de se produire, ils ont tiré. Non pas pour la tuer, mais pour l’achever autrement.
Elle s’est relevée, titubante, son corps vidé de toute raison d’exister. Elle a marché sans savoir où aller, portée par un instinct brisé, errant dans un monde qui n’avait plus de sens. Deux semaines après le massacre de Kenscoff, elle a été retrouvée déambulant à Delmas 103, le regard absent, le corps amaigri par la douleur. Des passants, émus par son état, ont tenté de l’aider. Ils lui ont parlé, lui ont tendu une main qu’elle n’a pas saisie. Son esprit semblait déjà ailleurs, figé dans une autre dimension où le cri de son enfant résonnait encore.
Des riverains, bouleversés, l’ont conduite au commissariat de Pétion-Ville, où elle a reçu une assistance préliminaire. On lui a offert de l’eau, un siège, une possibilité de déposer plainte. Mais que vaut une plainte quand la justice elle-même est complice du silence ?
Elle a fermé les yeux un instant. Un long instant. Et elle ne les a jamais rouverts.
Elle est morte sur place, comme si son corps avait compris ce que son âme savait déjà : il n’y avait plus d’issue, plus de lendemain. Tuée par un chagrin trop grand pour être contenu dans un cœur humain. Ou peut-être par une culpabilité insupportable, cette sensation terrible d’avoir survécu là où son enfant n’avait pas eu cette chance. Peut-être par un effondrement intérieur, une perte totale du sens de la vie, où le désespoir, le choc et la terreur se sont ligués contre son souffle.
Elle est morte comme on s’éteint, lentement, en silence, son cœur refusant de battre dans un monde qui ne méritait plus qu’elle y demeure. Comme si la vie elle-même l’avait quittée, refusant de prolonger son supplice.
C’était le 14 février 2025.
Ses derniers mots, à peine murmurés avant qu’elle ne s’efface pour toujours, résonnent comme une condamnation du silence et de l’inaction du monde : « M tande vwa bebe m nan k ap kriye nan dife a, pito yo te touye m avan, m pa t ap wè. » (J’ai entendu la voix de mon bébé pleurer dans le feu. J’aurais préféré qu’ils me tuent d’abord, ainsi je n’aurais pas vu.)
Son nom était Eliana Thélémaque.

La banalisation de l’horreur
Ce drame aurait dû arrêter le monde. Mais il n’est qu’une ligne de plus dans la longue liste des atrocités commises en Haïti.
Dans une salle de classe, dans la matinée du mardi 11 février 2024, un étudiant du Centre d’Études Diplomatiques et Internationales a été tué d’une balle perdue en pleine tête. Il assistait à un cours, cherchant à apprendre, à s’élever au-dessus du chaos qui l’entourait. La mort l’a frappé là, en plein apprentissage, brisant net un avenir qui ne demandait qu’à éclore.
Et combien d’autres ? Combien d’anonymes exécutés chaque jour dans l’indifférence générale ?
Haïti n’est plus un pays, c’est une fosse commune.
Ce ne sont pas des crimes isolés. C’est un système. Un projet. Une entreprise de destruction menée avec froideur et méthode.
À la tête de cette armée de l’enfer (G9, Viv ansanm), un nom revient sans cesse : Jimmy Chérizier, alias Barbecue. Un surnom qui évoque la cendre et le feu, comme un funeste présage. Ancien policier devenu chef de gang, il n’est pas un simple criminel. Il est un symbole. Le bras armé d’un réseau plus vaste, alimenté par l’argent des puissants, des politiciens corrompus et des hommes d’affaires sans scrupules.
Ils financent. Ils arment. Ils tirent les ficelles pendant que le sang coule. Pendant que les mères pleurent et que les enfants meurent.
Le pouvoir haïtien, s’il en reste un, est à genoux devant eux. Ou complice.
Ce ne sont pas des crimes isolés. C’est un système. Un projet. Une entreprise de destruction menée avec froideur et méthode.

Une classe dirigeante murée dans le silence
Face à ce carnage, face à l’horreur d’un pays qui s’effondre, où sont les dirigeants haïtiens ? Où sont leurs voix, leurs condamnations, leur indignation ?
Haïti est gouverné par un Conseil présidentiel de neuf membres, un Premier ministre, des ministres et des représentants qui prétendent administrer ce qu’il reste du pays. Pourtant, devant l’indicible, devant l’impensable, leur silence est aussi glaçant que les crimes eux-mêmes.
Aucune déclaration. Aucune prise de position. Aucune décision forte pour faire face à l’impunité grandissante. Pas un mot sur le bébé brûlé vif. Pas un mot sur cette mère morte de chagrin. Pas un mot sur l’étudiant fauché en pleine classe.
Que font-ils ? Que disent-ils ? Sont-ils en exil dans leurs propres esprits, barricadés dans des bureaux qui ne servent qu’à signer des documents inutiles ? Ou sont-ils, comme beaucoup le pensent, de connivence avec ceux qui sèment la mort ?
L’histoire jugera leur passivité. Mais en attendant, c’est le peuple qui paie le prix de leur mutisme.

La force multinationale : un mirage de sécurité
Face à cette descente aux enfers, le monde a voulu croire en une solution. En juin dernier, sous l’égide des Nations Unies, la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) a été déployée en Haïti pour tenter de reprendre le contrôle du pays. Quatre cents policiers kényans ont foulé le sol haïtien, porteurs d’une mission aussi noble que périlleuse. Mais depuis leur arrivée, le constat est accablant : les gangs continuent leur progression, défiant sans effort cette présence étrangère censée ramener l’ordre.
Le carnage continue. Les meurtres ne s’arrêtent pas. L’insécurité, loin de reculer, semble au contraire se moquer de ces renforts venus de l’autre bout du monde.
Face à cet échec apparent, les forces kényanes ne cachent plus leur frustration. Les policiers kenyans se plaignent de l’instabilité politique en Haïti, un bourbier sans fin où aucune stratégie ne semble tenir. Car comment combattre l’anarchie dans un pays où l’État lui-même est à genoux ? Comment éradiquer la violence quand ceux qui devraient garantir la justice en profitent en coulisses ?
La MMAS devait être un espoir. Elle est en passe de devenir un mirage, un voile posé sur un désastre toujours plus profond.

Le monde regarde… et se tait
Haïti est devenu l’épicentre d’un effondrement sans précédent. Une apocalypse à huis clos. Mais où sont les voix qui devraient s’élever ? Où sont les condamnations officielles ? Où sont les interventions ?
Les puissances internationales se contentent de « s’inquiéter ». Elles rédigent des communiqués, organisent des conférences, débattent sur des sanctions inefficaces pendant que la barbarie continue.
Et nous, simples témoins de cette descente aux enfers, que faisons-nous ? Nous partageons des articles, nous commentons, nous compatissons, avant de retourner à nos vies. Mais combien de temps encore cette inertie morale pourra-t-elle durer ?
Il est trop tard pour les morts. Trop tard pour cette mère qui a perdu son bébé dans les flammes. Trop tard pour cet étudiant tué en plein cours. Mais il n’est pas trop tard pour les vivants.
Il faut briser le silence. Faire entendre cette douleur au monde entier. Forcer les regards à se tourner vers Haïti, non pas avec de la pitié, mais avec une indignation féroce.
Que les coupables soient nommés. Que les responsabilités soient établies. Que les criminels, du plus petit bras armé au plus grand financier, sachent que leur règne ne sera pas éternel.
Haïti ne doit pas devenir un pays que l’on pleure en silence.
Haïti doit redevenir un pays que l’on sauve.