Dans une chronique récemment publiée dans un grand quotidien québécois, une plume bien connue (Sophie Durocher) s’indigne que Dany Laferrière ose s’indigner. On lui reproche d’avoir un jour dit « misère » en parlant d’Haïti et, aujourd’hui, de trouver offensant qu’un ministre le dise.
On croit tenir un paradoxe. En réalité, on illustre un mal plus profond : la confusion entre la littérature, la politique et le mépris. Voici donc une réponse — à une chronique qui aurait mérité d’être relue avant d’être publiée.
Première leçon : le mot “misère” n’a pas de passeport. Mais le mépris, lui, en a un.
On aurait pu espérer une analyse plus rigoureuse. Reprocher à un écrivain d’avoir utilisé le mot « misère » dans un roman ou une interview pour ensuite lui interdire de critiquer son usage politique, c’est comme reprocher à un médecin d’avoir dit « cancer » dans un manuel pour ensuite s’indigner que le mot soit utilisé sans précaution dans une publicité.
Dany Laferrière, quand il parle de la misère d’Haïti, le fait avec un crayon trempé dans l’encre de l’amour, de la lucidité, de la tendresse. Il parle du réel — pas pour s’en moquer, mais pour en rendre compte. Il ne dit pas : « Voilà des miséreux. » Il dit : « Voilà ce que les misérables vivent. » Il donne la parole à ceux qui ne l’ont pas. Il raconte, il témoigne, il nomme. Et on lui répond : « Tu n’as pas le droit d’être choqué quand on utilise le même mot que toi, mais contre les tiens. »
C’est un peu comme si on disait à une mère : « Tu as déjà dit que ton enfant était parfois insupportable à table. Donc, je me permets de le traiter de petit monstre mal élevé. » Voyez-vous la nuance ? Non ? C’est dommage.
Mais surtout, il faut rappeler que la force d’un mot ne réside pas seulement dans son sens lexical, mais dans la direction dans laquelle on le pointe. Dany Laferrière utilise « misère » pour tendre un miroir, là où d’autres s’en servent comme d’un projecteur sur les “autres” — ceux dont on veut se distancier. Il y a une immense différence entre parler de la misère avec amour, et instrumentaliser la misère pour instaurer de la distance sociale.
Car, au fond, ce n’est pas le mot qui est en cause, mais son emploi comme outil de triage moral. Dans la bouche d’un écrivain, le mot ouvre des portes de compréhension. Dans la bouche d’un politicien désireux de justifier une fermeture de frontière, il ferme les cœurs. Et dans celle d’une chroniqueuse en quête d’un angle facile, il devient une arme rhétorique pour faire passer les autres pour incohérents. L’ironie, c’est que c’est justement là que réside l’incohérence.
Deuxième leçon : les mots ont un contexte. Et ce contexte, ce n’est pas juste Wikipédia.
On cite Michel Rocard. Très bien. Un point pour la documentation. Mais on oublie ce que Rocard disait juste après : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa part. » Cette seconde partie, pourtant essentielle, est effacée comme on efface les responsabilités quand elles dérangent. Car oui, ce que critique Dany Laferrière, ce n’est pas le mot. C’est le sous-entendu.
Quand un ministre québécois dit, en 2025, « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde », juste après l’arrivée de 250 Haïtiens à Lacolle, ce n’est pas une neutralité lexicale. C’est une manière habillée de dire : « Ces gens-là sont un problème. »
Et il y a pire : c’est une manière de présenter la solidarité comme un luxe, et l’exclusion comme un acte de bonne gouvernance. On ne dit pas : « On ne peut pas accueillir tous les humains en détresse. » Non, on dit : « la misère du monde », en un seul bloc, comme si c’était une marée sale prête à tout emporter. Cette formulation est poisseuse. Elle colle aux gens, aux peaux, aux origines.
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Il serait peut-être temps de se demander pourquoi, chaque fois que l’on parle de « misère du monde », les visages qui nous viennent sont noirs ou bruns. Pourquoi ce n’est jamais un Suédois en détresse, un Islandais sans domicile ou un Allemand ruiné qui illustre cette expression. Pourquoi, dans l’imaginaire politique québécois, la misère du monde a toujours un accent étranger et une couleur qui fait peur.
Et puis surtout, pourquoi utiliser une formule historique sortie de son contexte pour valider une politique contemporaine fondée sur la frilosité ? On ne gouverne pas le présent avec des formules toutes faites du passé. On les étudie, on les questionne, on les déconstruit. Mais les reprendre sans nuance, c’est paresseux. Et dangereux.
Troisième leçon : quand un écrivain parle de son pays, il peut dire ce que d’autres ne peuvent pas dire.
L’irritation semble venir du fait que Dany Laferrière se permette ce que d’autres ne s’autorisent pas — ou qu’on leur interdit. Il dit « la ville pue », « la misère fait la sieste », « l’esclavage », « le racisme ». Et certains en déduisent : « Donc, nous aussi, on a le droit de dire tout ça. »
Non. Ce n’est pas ainsi que ça fonctionne. Ce n’est pas du deux poids deux mesures, c’est du deux rôles, deux postures. Quand Laferrière parle, c’est un fils qui parle de sa mère malade. Quand d’autres en parlent, c’est une voisine qui dit qu’elle dérange l’immeuble.
Et puis, franchement, faire la liste des phrases contenant le mot « misère » dans l’œuvre d’un écrivain, pour le discréditer, c’est une méthode plus digne d’un devoir de cégep mal noté que d’une chronique sérieuse. Que dirait-on si quelqu’un listait toutes les fois où une journaliste a dit « ridicule », « grotesque », « hystérique » pour conclure qu’elle ne devrait plus parler des femmes avec respect ?
On confond ici la critique de l’intérieur avec le mépris de l’extérieur. On confond l’autodérision lucide avec la stigmatisation institutionnelle. Un Haïtien peut décrire les plaies de son pays avec la douleur de celui qui y a saigné. Un étranger qui reprend ces mots sans le poids du vécu, sans la moindre empathie, fait autre chose : il instrumentalise, il simplifie, il essentialise. Il enferme.
Quatrième leçon : l’indignation n’a pas besoin de permis de résidence.
Dany Laferrière n’a pas attendu une autorisation médiatique pour être indigné. Il n’a pas besoin d’un quota de « cohérence lexicale » pour défendre ceux que d’autres préfèrent oublier. On imagine que, pour certains, un écrivain, une fois académicien, devrait se taire, devenir diplomatique, sourire à tous les buffets. Eh bien non. Il a choisi de parler. De dire que les Haïtiens ne sont pas des misérables. Qu’ils sont, comme il l’a dit, la « richesse du Québec » en devenir.
On lui reproche son indignation. Mais de quoi s’indigne-t-on au juste ? De sa liberté de ton ? De sa notoriété ? Ou du fait qu’il ait osé renvoyer à un silence confortable ? Soyons honnêtes : ce qui dérange, ce n’est pas qu’il ait dit « misère ». C’est qu’il ait dit « non ».
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Et puis, cette manie de reprocher aux écrivains leur sincérité au nom d’un prétendu devoir de réserve, comme s’ils étaient des ambassadeurs ou des juges constitutionnels, est une nouvelle forme de censure molle. On veut des intellectuels propres, polis, qui valident sans bruit, qui sourient quand on les mord. Laferrière, lui, a préféré mordre en retour — avec élégance.
Il est curieux de voir combien certains commentateurs exigent de Dany Laferrière plus de réserve que d’un ministre en exercice. On voudrait que l’académicien pèse ses mots, alors qu’on tolère que l’élu les balance comme des pierres. L’indignation n’est pas une exclusivité gouvernementale. Elle appartient à ceux qui ont encore une conscience vivante.
Cinquième leçon : la littérature ne justifie pas le mépris politique. Jamais.
La chronique publiée est une tentative étrange d’inverser les rôles. On accuse Dany Laferrière de vouloir créer une controverse. En réalité, on en crée une contre lui. On ne défend pas une idée, on défend un ministre qui a mal parlé — et qui refuse de le reconnaître.
C’est un droit. Mais alors, autant être honnête : dire clairement qu’on est du côté du ministre, même s’il a blessé des gens. Ne pas chercher à justifier son mépris par les métaphores d’un écrivain. Ne pas tenter de faire passer un coup de poing pour une citation poétique.
Et puis, si vraiment on veut faire des citations un terrain de duel, alors faisons-le bien. Comparons des contextes, des intentions, des tonalités. Pas juste des mots arrachés de leurs pages, comme on sort une phrase d’un procès pour la brandir contre l’accusé. On n’écrit pas un réquisitoire avec des pointillés.
Utiliser des extraits de livres contre leur auteur, c’est trahir le principe même de la littérature : un espace de contradiction, de nuances, d’humanité. L’écrivain n’est pas un dictionnaire. Il ne fait pas du mot une certitude, mais une question. Et c’est précisément ce qu’on lui reproche aujourd’hui : d’avoir osé poser des questions dans un monde qui préfère des réponses toutes faites.
Dernière leçon : l’intelligence, ce n’est pas de trouver des contradictions. C’est de comprendre les nuances.
Ce que l’on reproche à Laferrière, c’est en fait d’avoir une conscience. Il a parlé de la misère, oui. Mais il l’a fait pour dire : regardez, voilà ce qu’on oublie. Voilà ce qu’on ne veut pas voir. Et aujourd’hui, on instrumentalise ces mots-là pour dire : « Puisqu’il en a parlé, il n’a pas le droit d’être choqué. »
C’est faux. C’est petit. Et c’est surtout contre-productif. Parce qu’à force d’utiliser les mots comme des armes contre ceux qui les aiment, on ne fait pas avancer la conversation. On la tue. On la réduit à un combat de citations, comme si la littérature était un tribunal, et qu’on pouvait s’improviser greffier ou juge d’une vérité tronquée.
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L’intelligence, ce n’est pas d’avoir une mémoire d’archives. C’est de savoir que chaque mot change de poids selon la bouche qui le prononce, selon le moment où il est prononcé, selon l’oreille qui l’entend. C’est de comprendre que la cohérence d’un écrivain ne se mesure pas à son vocabulaire, mais à sa fidélité à l’humanité.
Et l’humanité, dans cette affaire, se trouve du côté de ceux qui tendent la main. Pas de ceux qui lèvent un mur de phrases recuites. Ce n’est pas parce qu’on connaît les citations de Laferrière qu’on comprend sa pensée. Et ce n’est pas parce qu’on cite ses livres qu’on peut lui faire la leçon.
Et si on parlait un peu du Québec, maintenant ?
Parce que pendant qu’on traque les citations de Dany Laferrière comme on traque une faute de français dans un poème d’enfant, la vraie question reste entière : pourquoi le Québec ne se donne-t-il pas les moyens d’accueillir ceux qui fuient la misère ? Pourquoi cette obsession de rejeter la faute sur ceux qui arrivent au lieu de regarder ceux qui les ont poussés à partir ?
La littérature, elle, est parfois une loupe. Mais elle n’est jamais une arme blanche. Dany Laferrière a utilisé les mots pour parler de son peuple. Ce qu’on a voulu faire de ses mots, c’est le faire taire. Et ça, ça n’a rien de littéraire.
Et pendant que certains ironisent sur l’indignation d’un Immortel, des mères, des pères, des enfants dorment à la frontière, attendant qu’un douanier dise oui ou non, selon qu’ils ont — ou non — une famille de sang pour les accueillir. Ils vivent suspendus à des virgules bureaucratiques. Voilà la vraie misère. Pas celle des mots, mais celle des corps.
Le Québec est à un carrefour moral. Il peut choisir de rester fidèle à ses idéaux d’accueil et de justice, ou bien d’emprunter la voie d’une rhétorique de fermeture — façon Trump — habillée du vocabulaire des puissants. Mais qu’il ne s’étonne pas, alors, que des voix s’élèvent. Des voix comme celle de Laferrière. Des voix qui savent encore distinguer les mots des blessures.