Alors que le succès fulgurant de la chanson 4 Kampé enflamme les plateformes numériques, une bataille juridique oppose le compositeur haïtien Fabrice Rouzier au chanteur Joé Dwèt Filé, soulevant des questions complexes de droits d’auteur, d’hommage artistique et de mémoire musicale. Entre des œuvres qui s’entrelacent — Ti Tass (1986), Je vais (2002), et 4 Kampé (2024-2025) — et des artistes qui se contredisent, cette affaire emblématique révèle les failles juridiques d’un patrimoine souvent transmis sans contrat. Plongée dans les méandres du droit d’auteur, entre droit civil et common law.
Dans le monde de la musique, l’inspiration peut parfois flirter dangereusement avec l’appropriation. C’est ce que semble illustrer, à première vue, le litige qui oppose actuellement le célèbre compositeur haïtien Fabrice Rouzier au chanteur franco-haïtien Joé Dwèt Filé, à propos de la chanson « 4 Kampé », immense succès musical avec plus de 74 millions de vues en quelques mois. La plainte en justice déposée par Rouzier — qui inclut également l’acteur Tonton Bicha et six autres entités — a fait ressurgir un passé musical aussi riche que litigieux, remontant à une œuvre presque oubliée : Ti Tass, composée en 1986 par Les Frères Dodo.
Mais au-delà de la polémique artistique et des émotions médiatiques, que dit le droit ? Comment analyser cette affaire dans un cadre juridique, à la fois dans les systèmes de droit civil comme celui de la France, d’Haïti ou du Québec, et dans les systèmes de common law comme celui des États-Unis ? Qui détient réellement les droits d’auteur ? Quelle est la valeur juridique d’un hommage artistique ? Et au final, qui risque de gagner — ou de perdre — ce procès ?
Des œuvres enchâssées dans le temps
Pour bien comprendre les enjeux juridiques, il faut remonter aux origines. La chanson Ti Tass est publiée en 1986. Composée par Les Frères Dodo, elle est ancrée dans le patrimoine musical haïtien. En 2002, Fabrice Rouzier reprend cette chanson, lui donne un nouveau souffle en l’intitulant Je vais, avec des ajouts scéniques notables : Tonton Bicha, dans son rôle de vieux rusé, discute avec une prostituée — incarnée par nul autre que Michel Martelly — dans une scène devenue culte. Cette scène constitue la charpente narrative d’un échange comique, basé sur un jeu de mots autour de « kampé », soit « debout » en créole haïtien.
En 2024, Joé Dwèt Filé puise dans cette scène pour créer une toute nouvelle chanson, 4 Kampé. Le morceau cartonne. Dans son clip, on aperçoit brièvement les personnages du clip de Je vais, pendant moins de vingt secondes.
Ce que réclame la justice : droits d’auteur, voisins et moraux
La plainte de Fabrice Rouzier contre Joé Dwèt Filé repose sur plusieurs fondements :
- Violation des droits d’auteur (notamment sur la chanson Je vais).
- Utilisation de son image dans le clip 4 Kampé sans autorisation.
- Réutilisation de la scène culte de Je vais, sans rémunération ou crédit. Etc…
Mais à cette plainte s’ajoute un rebondissement majeur : Lucien Jean, membre fondateur du groupe Les Frères Dodo, a déclaré dans une vidéo virale le 25 avril 2025 qu’il n’a jamais cédé les droits de la chanson Ti Tass à Fabrice Rouzier. Il affirme n’avoir jamais signé aucun contrat ni reçu la moindre compensation financière pour l’adaptation de Ti Tass en Je vais. Autrement dit, Rouzier aurait utilisé une œuvre préexistante sans autorisation expresse de son créateur.
Lucien Jean a affirmé avoir tenté à plusieurs reprises de joindre Fabrice Rouzier, sans jamais obtenir de réponse. Il considère que ses droits d’auteur sur Ti Tass ont été utilisés sans son consentement, ni cédés formellement. Il maintient qu’il demeure titulaire de ces droits, même si, vraisemblablement, l’absence de dépôt officiel ou de protection juridique adéquate à l’époque fragilise sa position actuelle.
Il précise également qu’il n’a jamais participé au tournage du clip de Je vais. Un jour, invité par un ami (Jean Marc Appollon) chez Rouzier, on lui aurait simplement demandé de chanter Ti Tass juste « pour le plaisir », et il aurait été filmé et enregistré à son insu, sans qu’aucun accord formel ne soit établi ni qu’il soit informé que sa voix et son image allaient être utilisées et diffusées publiquement.
Néanmoins, le simple fait qu’il n’ait pas engagé de démarche formelle ne constitue en aucun cas un transfert légal. Cette déclaration soulève donc une véritable zone grise quant à la légitimité de l’adaptation réalisée par Rouzier en 2002, et remet en question sa capacité à revendiquer aujourd’hui un monopole juridique sur une œuvre dont il n’aurait jamais obtenu les droits initiaux.
Ce double niveau de revendications — entre Jean contre Rouzier d’une part, et Rouzier contre Joé d’autre part — crée un enchevêtrement juridique qu’il faut démêler.
Ce que dit le droit civil (France, Québec, Haïti)
Dans les systèmes de droit civil, les droits d’auteur comprennent :
- Le droit moral : inaliénable, il protège l’intégrité de l’œuvre et le droit au nom.
- Les droits patrimoniaux : cessibles, ils permettent l’exploitation économique de l’œuvre (reproduction, adaptation, etc.).
Trois problèmes apparaissent ici :
- Si Rouzier n’a jamais obtenu formellement les droits de Lucien Jean, alors l’adaptation de Ti Tass en Je vais pourrait être considérée comme illégale. Rouzier ne pourrait donc pas transmettre ou défendre des droits qu’il ne détient pas lui-même. La maxime juridique « Nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet » (nul ne peut transférer plus de droits qu’il n’en possède) s’appliquerait ici pleinement.
- Même si Rouzier avait les droits sur Je vais, l’œuvre 4 Kampé de Joé présente des différences substantielles : ni les paroles, ni la musique ne sont identiques. Ce serait plutôt une œuvre dérivée, inspirée de l’univers narratif, mais réécrite. Cela pourrait rendre la poursuite fragile, car le simple clin d’œil visuel ou narratif à une scène déjà culte ne suffit pas, en droit civil, à établir une contrefaçon, à moins qu’il y ait copie substantielle.
- L’apparition de moins de 15 secondes d’un extrait visuel ne constitue pas nécessairement une infraction, notamment si elle peut être considérée comme une citation artistique ou un hommage. Le Code de la propriété intellectuelle en France autorise les « courtes citations » ou « pastiches » dans certaines conditions.
En common law (États-Unis, Angleterre, Canada anglais)
En common law, le raisonnement s’oriente davantage autour du fair use (usage équitable). Les juges évaluent :
- Le but et la nature de l’utilisation (commercial ou non).
- La nature de l’œuvre originale.
- La quantité et la substance utilisée.
- L’effet sur la valeur économique de l’œuvre originale.
Dans le cas de 4 Kampé, Joé Dwèt Filé pourrait plaider qu’il s’agit d’un hommage satirique, d’une création nouvelle avec un univers propre, qui ne nuit pas commercialement à Je vais (ou à Ti Tass). D’autant plus que la chanson Je vais n’a été déposée en copyright que récemment, en février 2025, soit après la sortie de 4 Kampé.
Autre fait troublant : la question de l’image. Si Rouzier apparaît dans 4 Kampé durant moins de 15 secondes, et si cette image provient d’une vidéo déjà diffusée sur le web, sans indication de restriction, il serait difficile de soutenir une atteinte à son droit à l’image, surtout dans une œuvre artistique satirique ou hommage.
Une œuvre qui renaît, mais à qui appartient-elle ?
Au cœur du litige se trouve un problème plus philosophique : à qui appartient la culture populaire ? Le jeu de mots de Bicha, la scène de négociation comique, sont devenus des références culturelles au-delà de leur cadre initial. Ce sont des « mèmes » avant l’heure.
Cela dit, la justice ne juge pas la pertinence culturelle, mais la légalité. Et sur ce terrain, plusieurs arguments desservent Rouzier :
- Il n’a jamais acquis formellement les droits de Ti Tass.
- Il a attendu 23 ans pour déposer officiellement Je vais.
- Il a intégré des figures publiques (Tonton Bicha, Michel Martelly) dans sa création, sans encadrer leurs droits voisins à long terme.
- Son apparition dans 4 Kampé est brève, non diffamatoire, et sans usage commercial de son nom ou de sa voix.
Plus troublant encore : la nouvelle version 2025 de la chanson, intitulée 4 Kampé II, interprétée avec la star nigériane Burna Boy, ne contient ni l’image de Rouzier, ni aucun extrait de la chanson Je vais — et pourtant, c’est cette version internationale qui semble avoir déclenché l’action en justice. Pourquoi poursuivre Burna Boy, si le cœur du litige est censé reposer sur une citation brève issue du clip d’origine ? Cette question soulève la possibilité d’une action motivée non pas par la protection de l’œuvre, mais par le succès fulgurant et les revenus potentiels d’une collaboration de haut calibre.
Un précédent intéressant pour la musique haïtienne
Cette affaire, loin d’être une simple querelle d’ego, pose de profondes questions sur la gestion des droits musicaux en Haïti. Pendant longtemps, les œuvres n’étaient pas protégées par des dépôts officiels. Beaucoup d’artistes ont vu leur travail utilisé sans reconnaissance ni compensation.
Mais dans un monde globalisé où les œuvres peuvent être reprises, remixées, traduites et streamées à l’infini, les règles changent. La SACEM, BMI, SOCAN et autres sociétés de gestion collective n’auront de poids que si les artistes haïtiens prennent conscience de leurs droits, les documentent et les revendiquent correctement.
Qui risque de gagner ? Droit civil vs Common law
Dans un système civiliste (comme en Haïti, au Québec ou en France), la procédure pourrait se retourner contre Fabrice Rouzier s’il ne peut prouver qu’il détient les droits d’auteur sur Je vais. La parole de Lucien Jean, bien que tardive, pourrait ébranler la validité de ses revendications. De plus, l’absence de similarité textuelle ou mélodique entre 4 Kampé et Je vais affaiblit l’argument de la contrefaçon.
Dans un système de common law, comme aux États-Unis, la défense de Joé reposerait sur le fair use et la transformation artistique. Il pourrait aisément démontrer que 4 Kampé est une œuvre nouvelle, inspirée mais indépendante. Et l’apparition brève d’une image, sans usage lucratif de la personne ou de la voix, ne suffirait pas à établir un préjudice.
Une bataille perdue d’avance ?
Si la musique est un langage universel, le droit, lui, est un labyrinthe technique. Et dans ce labyrinthe, c’est souvent la preuve écrite, la traçabilité des droits et la capacité à prouver une intention malveillante qui font foi.
Rouzier, malgré son statut de figure incontournable de la musique haïtienne, semble avoir engagé une bataille juridique fragile, tant sur le fond que sur la forme. Joé Dwèt Filé, en s’appuyant sur la transformation créative, l’hommage, et la brève citation visuelle, dispose d’une ligne de défense solide. Le plus grand perdant dans cette affaire, au final, pourrait bien être la mémoire collective haïtienne — tiraillée entre droit, oubli, et réappropriation.
Mais peut-être qu’au-delà des codes du droit civil et des nuances du fair use, cette affaire nous rappelle une vérité plus profonde : dans un pays comme Haïti, où la mémoire artistique s’écrit souvent sans notaire et se transmet de bouche en bouche, la chanson est à la fois archive et épave, bien commun et bombe à retardement. Chaque note oubliée, chaque accord non déclaré devient une faille juridique. Et dans cette faille, ce n’est pas seulement un compositeur ou un chanteur qui risque de tomber.
C’est toute une culture qui vacille, faute d’avoir su protéger ce qu’elle crée. Alors que le monde entier danse aujourd’hui sur 4 Kampé, la vraie question n’est pas de savoir qui a raison ou tort devant un juge, mais plutôt : qui écrira les règles demain pour que l’héritage musical haïtien cesse d’être pillé ou disputé, et devienne enfin ce qu’il mérite d’être — un patrimoine protégé, célébré, et transmis avec justice.