Un matin comme les autres, alors que le café fume encore dans ma tasse et que je m’apprête à plonger dans ma journée canadienne bien rangée, mon téléphone sonne. Le nom qui s’affiche est familier, un grand ami, de nom et de réputation, un ami de longue date resté en Haïti, naviguant à vue dans les eaux troubles de la politique locale. Je décroche, avec cette curiosité mêlée d’appréhension que l’on ressent toujours lorsqu’un appel en provenance d’Haïti débarque sur son écran.
— « Frè, mwen gen yon gwo opòtinite pou ou ! » (Frère, j’ai une grande opportunité pour toi !)
— « Oh ? Une opportunité ? Fais-moi rêver. »
— « Non, sérieux ! Un gros poste. Très bien payé ! Le genre de job qui peut changer ta vie. »
À ce stade, je comprends déjà la direction de la conversation. Je me cale mieux dans mon fauteuil, prêt à savourer ce moment d’absurde. Car oui, en Haïti, tout commence souvent par ces fameuses opportunités : « frè, gen yon gwo bagay ! » (Frère, il y a une grande affaire !) Une phrase qui peut aussi bien annoncer un emploi qu’une arnaque immobilière ou une tentative d’escroquerie spirituelle.

Le rêve haïtien : un salaire politique et une réputation à risques
Mon ami enchaîne, enthousiaste, me détaillant le poste. Un rôle stratégique dans un ministère, un cabinet influent, ou pire encore, une position directement liée à un de ces politiciens dont les discours sont aussi creux que leurs comptes bancaires sont pleins.
— « Tu ne peux pas refuser ça ! L’État assure ta sécurité. Le poste inclu une voiture ! »
Là, je rigole franchement. Car, soyons sérieux une seconde : l’État haïtien paie-t-il réellement ses fonctionnaires ? Dans un pays où même les professeurs et les médecins doivent manifester pour toucher trois mois de salaire en retard, comment peut-on me vendre un poste comme si c’était une offre en or ?
— « Non mais écoute, » insiste-t-il, « toi, tu es déjà bien vu. Tu es instruit, tu parles bien, tu es neutre, ça ferait bien pour l’image du gouvernement. »
Ah, nous y voilà ! L’élément clé. L’image. En Haïti, peu importe que le pays brûle, que les routes soient des cratères ou que les hôpitaux manquent de tout, ce qui compte, c’est l’image. Un joli costume, quelques mots bien placés, et voilà comment on répare une nation.
Mais surtout, la phrase qui tue : « Ça ferait bien pour l’image. » Pas pour la réforme du pays, pas pour améliorer la gouvernance. Juste pour l’image.

Pourquoi pas une villa à Juvenat et une voiture tout terrain ?
Mon ami continue sur sa lancée, me parlant du salaire, des avantages, des contacts que j’aurais…
— « Frè (Frère), avec cet argent, tu pourrais acheter une belle maison à Juvenat, rouler en Prado, et vivre comme un roi en Haïti, comme moi ! »
C’est là que j’éclate de rire. Parce que dans mon esprit, un scénario catastrophe commence à prendre forme : moi, dans un poste politique en Haïti, recevant des enveloppes sous la table, signant des contrats douteux, et finissant par voir mon nom circuler sur les réseaux sociaux dans une vidéo où un type anonyme pointerait ma maison au Canada en clamant :
— « Mesye dam, men lajan pèp la ye ! » (Mesdames et messieurs, voici l’argent du peuple !)
Car oui, soyons honnêtes : quiconque accepte un poste politique en Haïti aujourd’hui s’expose à ce genre de scène. Peu importe votre honnêteté, votre intégrité, votre innocence. À la première photo de vous en costume-cravate, vous devenez automatiquement suspect.
— « Il a un salon en cuir ! »
— « Il roule une voiture de l’année ! »
— « Il vit dans une maison de plus de 500 000 dollars ! »
Et là, la machine s’emballe. Vous devenez le voleur de la République, celui qui a pillé l’État, qui a volé les fonds publics. Peu importe que votre salaire au Canada suffise largement à payer votre vie confortable, en Haïti, la logique est autre : si vous avez réussi, c’est que vous avez triché.

Un pays où l’honnêteté est un handicap
J’explique donc à mon ami, entre deux éclats de rire, que non, je ne suis pas intéressé.
— « Mais enfin, pourquoi ? » s’étonne-t-il. « Tu vis déjà bien au Canada, pourquoi ne pas essayer un peu ici ? Tu pourrais aider le pays ! »
Aider le pays. La belle excuse. Combien sont tombés dans ce piège ? Beaucoup de jeunes sont pris dans ce piège. Revenir pour « aider », pour « changer les choses », et se retrouver pris au piège d’un système où les décisions ne se prennent pas sur la base de la compétence, mais des alliances, des pots-de-vin et des promesses non tenues.
Dans un pays où les routes ne se construisent que sur PowerPoint, où les écoles ferment pour cause de kidnapping, où un politicien peut disparaître après un simple discours mal reçu, quel est l’intérêt d’y risquer sa réputation et sa tranquillité ?
Et puis, l’argument suprême : il me confie, sur un ton complice, qu’il est proche de deux grands chefs responsables de partis politiques qui nomment des gens dans les ministères, le Conseil présidentiel, la Primature et dans la diplomatie haïtienne. Il me cite des noms en secret, comme s’il m’offrait une information ultra confidentielle, alors que tout le pays sait que ces nominations sont distribuées comme des friandises.
— « Et puis, tu sais, » ajoute-t-il, « tu pourrais même travailler depuis chez toi, au Canada. Ça dépend du poste, consultant par exemple… »
À l’écouter, c’est comme au marché aux puces : tu choisis ton poste, on te le réserve, et hop, à toi les honneurs !
Non, vraiment, non merci.

Le grand malentendu : Haïti n’est pas une démocratie, c’est une entreprise privée
Il faut comprendre une chose : en Haïti, la politique n’est pas un espace de débat démocratique. C’est une entreprise familiale. Un club privé où seuls les initiés peuvent jouer. Vous pensez arriver avec des idées, des réformes, une volonté sincère de bien faire ? On vous rira au nez.
La seule question qui compte est : « Tu viens prendre ta part ou pas ? »
Et là, il y a deux options :
- Accepter, et devenir un rouage de la grande machine de la corruption. Un pion bien payé, jusqu’au jour où vous deviendrez gênant et serez jeté sous le bus.
- Refuser, et rester un simple citoyen lambda, loin des projecteurs, loin des risques, loin des scandales.
Moi, j’ai choisi la deuxième option. Je préfère mon humble café matinal, mon modeste quotidien canadien, et ma tranquillité d’esprit.
Avant de raccrocher, mon ami me lâche une dernière phrase :
— « Bon, si jamais tu changes d’avis, fais-moi signe, hein. »
Je souris.
— « Si jamais Haïti devient une vraie démocratie, fais-moi signe aussi. »
On sait tous les deux que ce jour n’arrivera pas de sitôt.
Alors en attendant, je garde mon job et mon entreprise au Canada, mon anonymat relatif et ma paix intérieure. Parce qu’en Haïti, la politique n’est pas un métier. C’est une condamnation.
Et surtout, que l’on ne s’y trompe pas : personne n’aime Haïti plus que moi. Mais travailler pour Haïti ne signifie pas travailler dans un poste politique en Haïti.