Port-au-Prince. Le cœur battant de la République, dit-on. Battant, oui, mais en crise cardiaque permanente. Ce n’est plus une capitale, c’est un terrain vague surpeuplé, un labyrinthe de tôles, de klaxons hystériques, et de promesses éventrées. Mais derrière le chaos urbain, les bouchons interminables et les slogans politiques peints à la va-vite sur les murs décrépis, il y a une philosophie, une idéologie même : le Kalé Wès.
Kalé Wès, littéralement “désordre de l’Ouest” en créole-haïtien, (Wès pour l’Ouest) c’est bien plus qu’un slogan de désespoir. C’est une posture historique, un choix de société, un projet politique déréglé. Ce n’est pas une crise passagère, c’est un mode de vie.
Et pour bien comprendre cette mascarade sociopolitique, il faut remonter le temps, bien avant que les gangs ne transforment Port-au-Prince en festival permanent de tirs croisés et de kidnapping au rabais.

Du Lèse Grennen au Kalé Wès : chronique d’un désordre programmé
À la chute du colonialisme français, deux visions s’opposaient pour l’avenir du jeune État haïtien. D’un côté, Christophe, le roi du Nord, avec sa rigueur militaire, ses plantations d’État et sa devise de travail, d’ordre, de nation. Un genre de mix entre Thomas Sankara et Lee Kuan Yew, version créole, avec un turban en soie et un goût prononcé pour les uniformes brillants.
Et puis de l’autre côté, Pétion. Alexandre Pétion, le fameux “Papa bon cœur”, toujours prêt à faire plaisir pour acheter la paix. Le genre de dirigeant qui aurait distribué les terres de l’État comme des bonbons un jour de Noël. Avec lui, tout était permis : appropriation des anciennes propriétés coloniales, vente bradée des domaines nationaux, et surtout, l’officialisation d’un désordre devenu doctrine : le fameux “lèse grennen”. Tu n’as pas de terre ? Prends celle d’à côté. Tu n’as pas envie de travailler ? Pas grave, oisifs qu’on est, on monte un baz, on fait circuler deux-trois rumeurs politiques, et on trinque au tafia entre camarades. On vous jure, c’en est presque biblique : “Laisse faire le peuple, et le peuple laissera faire.”
Ce n’était pas du socialisme, c’était du populisme à la machette. Un pacte tacite entre le pouvoir et la rue : “Je vous donne la liberté de faire n’importe quoi, et vous me laissez au pouvoir.” Résultat ? Une population sans discipline, sans encadrement, mais avec une illusion de liberté. Le Kalé Wès venait de naître.

Du baz politique au baz à zam
Il n’est donc pas étonnant que, près de deux siècles plus tard, Port-au-Prince soit devenu une véritable jungle urbaine, un Far West tropical où les lois sont facultatives et les Galils remplacent les outils agricoles. Les descendants spirituels du “lèse grennen” ont troqué la houe pour la gâchette, et l’anarchie s’est institutionnalisée. Tu veux un permis de conduire ? Pas besoin de passer un test, trouve le bon inspecteur et c’est réglé. Tu veux un terrain ? Installe-toi à Jalousie, dans les hauteurs de Pétionville, ce bidonville peint en couleurs vives pour cacher la misère en haute définition. Et si quelqu’un vient protester, dis que c’est pour construire ta petite maison « ti kay ». Tu veux un passeport ? Même mort, tu peux l’obtenir — l’administration a toujours une case vide pour les vivants fictifs.
Je me souviens encore – moi, pauvre homme de province, candide et naïf – dans un tap-tap (taxi collectif) à Port-au-Prince, quelque part entre Avenue Poupelard et Poste Marchand. Un voyou s’est levé, a pointé son doigt sale vers un passager, l’a délesté de son téléphone avec une nonchalance divine. Et là, silence total. Pas un cri, pas un regard d’indignation. Les passagers ont détourné les yeux, comme si l’homme venait d’éternuer.
Dans ma Gonaïves natale, un truc pareil aurait déclenché une émeute citoyenne. Là-bas, on peut avoir des problèmes, mais le désordre n’est pas sacralisé. À Port-au-Prince, le désordre est une valeur culturelle. On le respecte, on le craint, on le nourrit.

Deux Haïti, une fracture psychologique
Aujourd’hui, le pays semble coupé en deux. D’un côté, le Cap-Haïtien, encore vivable, avec ses marchés, ses écoles ouvertes, ses rituels sociaux encore debout. Et de l’autre, Port-au-Prince, grand encerclé, otage des gangs, des élites pourries, et des ONG en goguette.
C’est comme si l’histoire bégayait, et qu’on revivait la dualité Christophe/Pétion. Le Cap-Haïtien, toujours fier, structuré, parfois rigide mais debout. Port-au-Prince, toujours souple, laxiste, bordélique et à genoux. On a juste remplacé les champs de canne par des bidonvilles et les plantations d’État par des zones de non-droit.
Et ce n’est pas une question de pauvreté. Non. Il y a des pauvres partout. C’est une question de culture politique, de mémoire historique. Là où le Nord a gardé une tradition d’organisation, l’Ouest a préféré l’improvisation permanente.
On aime bien Pétion en Haïti. Pétionville, dans la grande région de Port-au-Prince, porte son nom. Il a donné refuge à Miranda, il a aidé Bolívar, il a parlé de liberté. Mais il a surtout posé les bases d’une République de la combine. Un État où l’on promet beaucoup, mais où l’on fait peu. Un pays où les gens peuvent vivre sans travailler, tant qu’ils ne contestent pas le pouvoir.
Et ce modèle a survécu. Boyer l’a renforcé, Salomon l’a entretenu, et nos dirigeants modernes l’ont perfectionné avec une touche de corruption numérique.
Pendant ce temps, la capitale se vide de son âme. Les écoles ferment, les hôpitaux fuient, les ambassades plient bagage. Mais le désordre reste, fidèle au poste. Il ne démissionne jamais.
Aujourd’hui encore, quand un jeune erre dans les rues sans but, sans rêve, sans job, on dit avec un haussement d’épaules fataliste : “Lap Kalé Wès.”

Brase nap brase, mais pour aller où ?
Ce qui se passe à Port-au-Prince, c’est le reflet extrême d’un État qui a troqué la gouvernance pour la gestion de crise permanente. Une capitale où les ministres roulent en blindé pendant que les enfants jouent à cache-cache entre deux fusillades.
On dit souvent : « Port-au-Prince n’est pas Haïti. » Et c’est vrai. Mais Port-au-Prince, c’est ce qu’Haïti risque de devenir si on ne change pas de paradigme. Si on continue à penser que l’État, c’est un buffet ouvert et que la loi, c’est pour les autres.
Le Kalé Wès, ce n’est pas juste une situation géographique, c’est un état d’esprit. Une philosophie héritée du passé, nourrie par l’impunité, et transformée en business modèle. Ce n’est pas un accident, c’est un projet.
Et tant que ce projet ne sera pas déconstruit, tant qu’on ne redécouvrira pas la valeur du travail, de la discipline, de la nation – comme le prônait le vieux Christophe – eh bien, on continuera à braser, braser, jusqu’à s’effondrer.
Mais bon, entre-temps, si vous passez à Port-au-Prince, gardez toujours un acte de décès dans la poche. On ne sait jamais, ça pourrait accélérer certaines formalités.