Anthony Phelps, voix puissante et intime de la littérature haïtienne, s’est éteint, mais il continue de vivre dans les mots, dans les vers qui vibrent comme des tambours dans la mémoire collective. Avec la tendresse farouche d’un homme en exil, il a porté haut le chant d’Haïti, son pays meurtri et aimé, comme un griot de la douleur, de la beauté et de l’engagement.

Anthony Phelps est né à Port-au-Prince en 1928, au cœur d’une famille ‘‘mulâtresse’’ et bourgeoise. Dès ses premières années, il est imprégné de la chaleur de la ville, du rythme de ses rues, du parfum de la mer mêlé à celui de la terre sèche. Mais au-delà de ses origines sociales, Phelps s’est toujours défini d’abord comme Haïtien, sans jamais se réduire à sa couleur de peau. Sa culture, son engagement, sa poésie témoignent de cette appartenance profonde, viscérale, à une Haïti multiple, blessée mais debout.
Dès l’adolescence, il développe une fascination pour la langue et la voix. Il commence à se faire connaître par la radio, notamment à Radio Cacique, où il anime des émissions littéraires, fait résonner les poèmes des autres, et bientôt les siens. Sa voix chaude, grave, enveloppante, devient familière pour les auditeurs haïtiens. Mais derrière le micro, un écrivain naît, lentement, puissamment.
En 1960, il publie Été, son premier recueil de poésie. Ce texte marque le début d’une œuvre vaste, lumineuse et grave, enracinée dans l’amour de la parole. Il enchaîne rapidement avec Présence (1961) et Éclats de silence (1962), qui imposent son style fluide, lyrique, souvent traversé de fulgurances intimes. La poésie de Phelps cherche à dire ce que la société tait : l’exil intérieur, la beauté blessée, la parole étouffée, les silences qui crient.

Mais Phelps n’est pas seulement un poète de l’intime. Il est aussi un homme de groupe, de combat, de collectif. À la tête du mouvement Haïti Littéraire, qu’il cofonde avec Davertige, Serge Legagneur, Roland Morisseau et d’autres compagnons de feu, il insuffle une nouvelle énergie à la poésie haïtienne. Ensemble, ils veulent faire entendre une voix moderne, libre, affranchie des carcans coloniaux et des diktats esthétiques. Phelps en devient le principal animateur, le souffle fédérateur.
Avec cette soif de diffusion et de partage, il fonde la revue Semences, qui devient une tribune pour les jeunes écrivains haïtiens. Puis il crée Prisme, un groupe de comédiens engagés, où théâtre et poésie se rejoignent pour éveiller les consciences. Chez Phelps, la littérature n’est jamais coupée de la vie : elle est pulsation, mouvement, combat. Sa mission est d’ouvrir les yeux, d’éveiller les âmes, de désenclaver les mots.
Poète, homme de scène, passeur de voix : dès ces premières années, Anthony Phelps incarne déjà un art total, un engagement sans détour. Il comprend très tôt que l’écriture, dans un pays sous tension comme Haïti, ne peut se permettre d’être neutre. Elle doit prendre position, dire l’indicible, parler pour ceux que l’histoire oublie. Et Phelps, inlassablement, prend la parole.

Haïti Littéraire : le feu sacré de la modernité
Dans le bouillonnement intellectuel des années 60 à Port-au-Prince, Haïti Littéraire surgit comme une comète. Ce groupe de jeunes poètes et penseurs ambitionne de renouveler la parole haïtienne, de l’arracher aux formes figées, de la faire vibrer avec les tensions du monde. À la tête de ce courant : Anthony Phelps. Plus qu’un membre, il en est l’animateur, la force vive, celui qui rassemble et propulse.
Loin des salons et des académismes, Haïti Littéraire prend racine dans les rues, dans les radios, dans les cafés. Aux côtés de Phelps, on retrouve Frankétienne, ce frère d’écriture, ce compagnon de route dont la voix spirale s’élève en écho à celle, plus fluide et lumineuse, de Phelps. Ensemble, ils inventent une nouvelle manière de dire Haïti, chacun avec son timbre, son univers, mais une même urgence de dire.

Phelps s’impose comme une figure de pont : entre les traditions orales haïtiennes et les formes modernes de la poésie, entre le créole vécu et le français écrit, entre la mémoire africaine et l’expérience américaine. Il ne rejette rien, il absorbe, il réinvente. Sa poésie devient un espace où coexistent le griot et le poète, le paysan et le rêveur, l’enfant et l’exilé.
Cette effervescence se manifeste aussi dans l’action culturelle. La revue Semences devient le laboratoire de nouvelles voix, tandis que le groupe Prisme multiplie les performances scéniques et les lectures publiques. Phelps fait de la culture un outil de transformation sociale, une résistance douce mais déterminée à l’oppression politique qui gagne du terrain.
Mais cette parole libre ne plaît pas à tout le monde. Le régime dictatorial de François Duvalier, paranoïaque et répressif, commence à museler les intellectuels, à traquer les voix discordantes. Phelps, dont la popularité grandit, devient une cible. Bientôt, il est arrêté, emprisonné. L’enfermement n’éteint pas sa voix. Il l’affûte.
En mai 1964, après un passage douloureux dans les geôles du pouvoir, Anthony Phelps quitte son pays. Il part pour Montréal, où l’attend une nouvelle vie. Mais le feu sacré de Haïti brûle toujours en lui. L’exil, loin de l’éloigner de sa terre natale, la lui rend encore plus précieuse. Il n’écrira plus jamais autrement qu’en Haïtien exilé.

L’exil comme territoire intérieur
Montréal devient, à partir de 1964, le nouveau point d’ancrage d’Anthony Phelps. L’exil, loin d’être une fuite, devient une matrice, un lieu de reconstruction, une fenêtre pour mieux regarder en arrière. Il y bâtit une œuvre d’exil et d’espérance, de nostalgie et de lucidité. L’Haïti de Phelps n’est pas idéalisée : elle est blessée, absente, mais vivante dans chaque mot.
Dans ses premiers textes québécois, comme Points cardinaux (1967), il commence à cartographier ce territoire intérieur où l’exilé tente de se réinventer. Puis vient Mon pays que voici (1968), un chef-d’œuvre de poésie de l’exil. Ce livre est au même niveau que le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire : une déflagration d’amour et de colère, un cri vibrant lancé à la mer entre deux rives.
À Montréal, il écrit aussi du théâtre (Le Conditionnel, 1968), des contes (Et moi je suis une île, 1973), des romans (Moins l’infini, 1973). Chaque texte est une tentative de tisser un fil entre la mémoire et le présent, entre le cri et la chanson, entre l’enfance et l’âge adulte. Son écriture devient plus ample, plus dense, plus ouverte.

Mais l’exil, chez lui, n’est jamais stérile. Il lui donne une voix nouvelle, une perspective cosmique. Il ne se contente pas de pleurer Haïti ; il en fait une source de création, une patrie poétique où il fait renaître les lieux, les visages, les rythmes perdus. Il devient le témoin d’un pays invisible, mais vibrant.
Ce n’est pas pour rien que sa poésie est traduite, saluée à l’international. Elle parle à tous les déracinés, à tous ceux qui portent leur terre en eux. Elle est universelle parce qu’elle est profondément ancrée. Et pourtant, jamais Phelps ne cède à l’exotisme. Il refuse de faire d’Haïti une carte postale. Il en montre les plaies, mais aussi les splendeurs.
L’exil devient alors un second souffle. Il nourrit une langue libre, fluide, musicale. Il donne naissance à des images saisissantes, des paysages intérieurs bouleversants. À travers cette distance imposée, Phelps devient un poète du monde, tout en restant l’un des plus haïtiens de tous.

Une œuvre puissante et protéiforme
L’œuvre d’Anthony Phelps traverse les genres avec une aisance rare, comme si chaque forme n’était qu’un prétexte pour toucher à l’essentiel : dire l’humain, dans sa fragilité comme dans sa splendeur. Si la poésie demeure son socle, son souffle le plus pur, il n’a jamais hésité à explorer d’autres voix narratives, à faire vibrer d’autres registres. Il est de ces écrivains qui refusent de se laisser enfermer dans une seule case.
En poésie, il a publié des recueils majeurs qui jalonnent sa carrière avec constance et éclat : Motifs pour le temps saisonnier (1976), La bélière caraïbe (1980), Même le soleil est nu (1987), Les doubles quatrains mauves (1995), Immobile voyageuse de Picas (2000)… Chaque livre est une exploration, une architecture de sensations et de silences, un monde à part entière. Chez lui, le vers est un souffle qui respire, qui palpite, qui laisse des traces.
Mais ce serait réduire sa puissance créatrice que de le cantonner à la poésie. Dans Moins l’infini (1973), roman fort et intime, Phelps creuse les strates de la mémoire et de l’identité à travers la trajectoire d’un homme pris entre rêve et réel, entre silence et parole. C’est un livre habité, lent et profond, où la narration épouse le rythme de la pensée. Plus tard, avec Mémoire en colin-maillard (2001), il poursuit ce travail introspectif en élargissant son regard sur l’Histoire collective haïtienne, tissée de blessures et de résistances.

Il a aussi écrit pour le théâtre, comme en témoigne Le Conditionnel (1968), pièce marquée par une tension constante entre parole poétique et dramaturgie politique. On y sent l’écho des voix muselées, la montée d’un peuple qui cherche sa vérité dans un monde hostile. Dans ses contes, comme Et moi je suis une île, il montre une autre facette de sa plume : une douceur narative, une magie contenue, un art du récit bref qui dit l’essentiel avec la précision d’un haïku.
Cette diversité d’approches, cette capacité à passer d’un genre à l’autre, témoigne d’une pensée libre, fluide, nomade. Phelps n’écrivait pas pour s’installer dans une position, mais pour interroger le monde, le secouer parfois, le consoler souvent. Chaque livre est une variation sur la mémoire, l’amour, l’exil, l’engagement. C’est un corpus riche, profond, exigeant, qui mérite d’être lu dans sa totalité, car chaque ouvrage éclaire les autres.
Il faut souligner aussi son travail de diffusion : lectures publiques, festivals, conférences, rencontres avec les jeunes auteurs. Il ne gardait pas sa parole pour lui : il la partageait, il l’offrait. En cela, il était aussi un passeur, un pédagogue de la beauté, un témoin bienveillant du potentiel de l’autre. Son œuvre, au fond, est une grande main tendue.
Les sommets du verbe
Deux livres m’ont particulièrement marqué dans l’œuvre de Phelps, deux textes qui, chacun à leur manière, m’ont touché à vif : Mon pays que voici et Orchidée nègre. Ils sont, à mes yeux, les sommets d’une œuvre déjà immense, les livres où la voix de Phelps se fait la plus pure, la plus dense, la plus nécessaire. Deux chants pour la terre, pour l’exil, pour la beauté et la blessure.
Publié en 1968, Mon pays que voici est un cri d’exil et d’amour, un chant de la séparation et de l’attachement. Il est à la littérature haïtienne ce que Cahier d’un retour au pays natal est à la négritude : un texte fondateur, incandescent, où le poète, arraché à sa terre, invente un retour symbolique par le verbe. On y sent la douleur du départ, la colère contre l’oppression, mais aussi une immense tendresse pour le peuple, les paysages, les voix oubliées. Ce recueil, à lui seul, justifie une vie d’écriture.
Mon pays que voici, c’est Haïti vue de loin, mais sentie de l’intérieur. Chaque vers y est habité par le rythme du tambour, par les souvenirs d’enfance, par la langue du peuple. On y lit une géographie affective, une cartographie de l’âme haïtienne. Le poète y devient archéologue de lui-même, et en fouillant sa mémoire, il révèle une vérité collective. C’est un livre de dignité, de feu, de lumière. Un chef-d’œuvre.

Avec Orchidée nègre (1985), publié à Montréal, Phelps explore un autre territoire : celui du corps, du féminin, du désir, de la symbolique raciale. Ce long poème, devenu culte, donne voix à une fleur noire qui n’est ni offrande ni objet, mais sujet parlant, pensant, vibrant. C’est un texte métaphorique, dense, sensoriel. L’orchidée y devient femme, mémoire, exilée, étoile, errance, silence. C’est un manifeste de beauté et de résistance.
Ce poème m’a profondément bouleversé par sa justesse, sa tension, sa douceur inquiète. Il déconstruit les clichés, subvertit les regards, rend au corps noir toute sa complexité, sa dignité, sa poésie. Il dit l’altérité sans l’essentialiser, il évoque l’histoire sans l’alourdir. Et surtout, il parle à l’universel depuis un lieu singulier. Une voix qui murmure, qui crie parfois, mais toujours avec cette musique intérieure propre à Phelps.
Lire ces deux livres, c’est entendre deux souffles différents, mais issus du même cœur. L’un chante la terre perdue, l’autre le corps en lutte. L’un pleure Haïti, l’autre caresse l’Amérique métisse. Ensemble, ils forment une constellation poétique unique, qui éclaire toute l’œuvre de Phelps. Ils sont le cœur battant de sa trajectoire.
Ces livres ne sont pas que de la littérature : ils sont des actes. Ils témoignent d’un engagement total, d’un amour sans compromis, d’un regard aigu. Ils m’accompagnent encore aujourd’hui, comme deux chants intérieurs. Et je sais que pour beaucoup d’autres, ils sont aussi des clés, des repères, des miroirs.

Héritage et silence vibrant
Aujourd’hui, Anthony Phelps n’est plus là pour écrire de nouveaux vers, mais son œuvre continue de respirer, de se transmettre, de nourrir. Elle vit dans les écoles, dans les bibliothèques, dans les cœurs de ceux qui l’ont lu, entendu, aimé. Elle vit dans cette langue française qu’il a transformée en langue de feu et de soie. Elle vit surtout dans le silence vibrant qu’il a su habiter.
Son héritage est immense. Il a tracé un sillon que peu de poètes osent suivre : celui de la parole libre, ancrée, lumineuse, sans concession. Il a donné à la littérature haïtienne une voix singulière, entre la douceur et la colère, entre la prière et le cri. Il a redonné aux mots leur pouvoir d’éveil, leur capacité de réparer, de reconstruire, de réinventer.
Mais plus encore, il a donné un visage à l’exilé digne. Celui qui, même loin, reste proche. Celui qui, même en partant, continue d’aimer. Celui qui transforme la perte en poésie. Anthony Phelps a été, jusqu’au bout, fidèle à sa parole. Il n’a jamais trahi l’enfant de Port-au-Prince qu’il portait en lui. Il a toujours écrit avec la mer en mémoire, avec le soleil en langue, avec le peuple en cœur.
Il nous laisse une œuvre à relire, à réentendre, à enseigner. Non pas comme une archive morte, mais comme une source vive. Ses livres sont des compagnons. Ils parlent encore. Ils veillent. Ils portent en eux une force douce, une lumière obstinée. Ils nous rappellent que la beauté est toujours possible, même dans la douleur. Que la parole peut encore nous sauver.
Et peut-être qu’un jour, quelque part, un jeune lecteur ou une jeune lectrice tombera par hasard sur Mon pays que voici, Orchidée nègre, Moins l’infini, Éclats de silence, Même le soleil est nu ou La bélière caraïbe — parmi une œuvre qui en compte plus d’une vingtaine. Et ce jour-là, une graine sera semée. Une voix se lèvera. Une autre parole naîtra. C’est cela, l’héritage de Phelps : non pas figé, mais fécond. Non pas un monument, mais une semence.
À toi, Anthony Phelps, poète de la fidélité, de l’errance et de la lumière : merci.
Tu as dit Haïti avec une justesse infinie.
Tu as parlé pour nous, avec nous, à travers nous.
Et nous continuerons de t’écouter.
Toujours !