À peine nommé, Mark Carney déclenche des élections et propose de gouverner selon Value(s), son manifeste pour un capitalisme éthique. Mais dans un contexte de crise économique et de guerre commerciale, cette vision suffit-elle vraiment ?
Je l’ai lu. Annoté. Reposé. Son livre écrit en anglais Value(s): Building a Better World for All, ce manifeste de 2021 que bien des médias encensent, m’a laissé un goût étrange, celui d’un bon vin sans corps, d’un plat sophistiqué sans sel. C’est pourtant sur cette recette que notre nouveau premier ministre, Mark Carney, entend nous nourrir pour traverser l’hiver économique canadien et affronter la tempête tarifaire venue de Washington. Dimanche, à peine une semaine après son assermentation, il dissoudra le Parlement pour plonger le pays en campagne électorale. Et moi, citoyen, je me pose une question simple : voulons-nous vraiment de ce chef de banque pour diriger une démocratie en crise ?
Ce que l’on présente comme son atout maître — sa carrière impressionnante entre la Banque du Canada, la Banque d’Angleterre et le sommet feutré de la finance internationale — me semble au contraire son principal talon d’Achille. Car derrière le jargon, les normes de responsabilité d’entreprise, les « incitations de marché » et les « mécanismes de tarification du carbone », Mark Carney reste d’abord un homme du système. Un mécanicien de la finance. Un homme qui répare une machine qui écrase.
Le pragmatisme en costume trois pièces
Il faut rendre à Carney ce qui lui revient : une capacité rare à naviguer dans les sphères où se dessinent les contours invisibles de nos vies. En pleine crise de 2008, il a su éviter à notre pays une chute libre. En Angleterre, il a stabilisé une économie post-Brexit. À l’ONU, il a brandi le drapeau vert de l’action climatique. Il parle d’avenir avec l’assurance d’un expert. Mais c’est justement ce ton professoral, ce flegme technocratique, qui me met mal à l’aise.
Ce qu’il a consigné dans cet ouvrage dense de 531 pages peut être interprété comme une première déclaration d’intention politique, voire comme une forme anticipée de candidature au poste de Premier ministre du Canada. Il y expose une vision centriste, modérée et optimiste du futur, fondée sur des valeurs fondamentales : dynamisme, résilience, durabilité, équité, responsabilité, solidarité, etc. Une architecture morale séduisante, mais parfois bien éloignée des réalités économiques que vivent les Canadiens.
Carney ne croit pas aux révolutions économiques. Il croit aux ajustements marginaux. Pour lui, le capitalisme n’est pas à réinventer, mais à moraliser. Il le dit, il l’écrit : ce qu’il faut, c’est redonner des valeurs aux marchés, inciter les riches à se comporter « mieux », et encourager les entreprises à se fixer des objectifs sociaux. Une sorte de capitalisme éthique. Un monde où les milliardaires sont « responsables », où les géants technologiques « innovent vert », et où les consommateurs votent avec leur carte de crédit. Mais c’est oublier que les cartes de crédit ne votent pas toutes de la même façon.
Si cette élection se tenait en temps normal, peut-être ce discours aurait-il suffi. Mais nous ne sommes pas dans des temps normaux. Loin de là. La guerre commerciale lancée par le président Trump, avec ses hausses de tarifs punitifs, ses menaces d’annexion économique, et ses insultes répétées, nous rappelle brutalement que la souveraineté économique n’est pas un slogan creux. Elle est une condition de survie.
Et que propose Mark Carney face à ces défis ? Un plaidoyer pour un marché plus stable. Une valorisation du secteur privé. Une confiance naïve dans la « main invisible » pour corriger ses propres erreurs. Le livre est structuré autour de trois grandes parties : une rétrospective des systèmes économiques, une analyse des crises récentes (la crise financière de 2008, la pandémie de COVID-19, et le changement climatique), et enfin un programme de leadership éthique.
Dans son ouvrage, il cite les marchés financiers comme un levier pour le progrès social. Mais jamais il ne s’interroge sur leur légitimité à définir le bien commun. Jamais il ne remet en cause l’ordre économique actuel qui a permis la domination d’oligopoles canadiens dans presque tous les secteurs : banques, télécommunications, alimentation.
Les riches plus riches, et les autres ?
Là où le bât blesse vraiment, c’est dans sa vision de l’inégalité. Carney reconnaît — honnêtement — les défaillances du modèle actuel : stagnation des salaires, précarité croissante, concentration des richesses. Mais à aucun moment il ne propose des solutions à la hauteur. Rien sur l’augmentation du salaire minimum. Rien sur la taxation des grandes fortunes. Rien sur la syndicalisation. Rien sur la gratuité scolaire et sur un réel investissement public dans le logement.
Au contraire. Il propose de diminuer les impôts sur les startups. D’injecter des fonds publics dans les technologies de rupture. De soutenir les petites et moyennes entreprises… sans jamais aborder leur rachat systématique par les géants du secteur. Il ne veut pas casser les monopoles : il veut les convaincre d’être gentils.
Derrière cette posture de moraliste économique, on déplore un manque de profondeur analytique, des détails flous sur les politiques concrètes, et une tendance à éviter les sujets qui pourraient le compromettre, notamment ceux liés à l’extraction de valeur ou à ses origines chez Goldman Sachs. Une prudence calculée, qui laisse en suspens de nombreuses zones d’ombre.
Ce qui me frappe, c’est le parallèle entre sa pensée économique et sa vision écologique. Là encore, Carney est lucide : il sait que la planète brûle. Mais il imagine qu’on pourra l’éteindre avec des incitations fiscales, des indices de performance responsable, et des obligations vertes. Or, ces mécanismes n’ont rien arrêté : ni la hausse des températures, ni la destruction des écosystèmes, ni la dépendance aux énergies fossiles.
Carney affirme que les marchés doivent être régulés pour préserver le capital social, se distingue des positions de son rival conservateur Pierre Poilievre, et milite pour une économie régulée mais fondée sur l’innovation technologique et l’investissement vert. Il plaide aussi pour une tarification du carbone, la transparence financière et les mécanismes de gouvernance environnementale, sociale et de gouvernance, tout en restant timide sur les réformes fiscales, le rôle des syndicats ou la redistribution de la richesse.
Mais l’histoire, elle, nous apprend que les puissants ne deviennent « gentils » qu’à la pointe d’un rapport de force. Et qu’un premier ministre qui refuse d’en créer un, finit toujours par se plier à l’ordre établi.
Son idée d’un capitalisme durable ressemble à un mirage : celui d’un monde où les mêmes multinationales, réorientées vers des objectifs « responsables », continueraient de dominer, mais en version verte. C’est oublier que le problème n’est pas seulement ce qu’elles produisent, mais le pouvoir qu’elles exercent sur nos vies, nos démocraties, nos gouvernements.
La voix absente du citoyen
Dans tout cela, il manque un acteur essentiel : nous. Le peuple. Le citoyen. Celui qui subit les hausses de prix, les pertes d’emploi, la précarité énergétique, l’endettement. Celui qui, dans cette guerre tarifaire, se retrouvera à payer ses biens américains 25 % plus chers, sans que personne ne vienne réguler l’appétit des conglomérats canadiens.
Bien qu’il critique les inégalités croissantes, il en explore peu les racines structurelles, et évite soigneusement les tensions géopolitiques majeures, comme l’effondrement du libre-échange ou l’impact des nouvelles technologies sur l’emploi. Son plaidoyer pour une économie de valeurs est séduisant sur le plan moral, mais manque de consistance face à la réalité des défis sociaux et environnementaux.
Je ne dis pas que Carney est mal intentionné. Je dis qu’il est mal positionné pour comprendre ce que notre époque exige. Ce moment n’appelle pas à la continuité, mais à la rupture. Pas à la gestion, mais à l’imagination politique. Pas à la stabilité des marchés, mais à la réinvention de notre contrat social.
Avec la montée des tensions internationales, la fracture sociale au pays, et l’urgence climatique, nous avons besoin d’un chef qui ose redistribuer le pouvoir, pas l’administrer. D’un gouvernement qui prenne position pour la classe moyenne et les plus démunis, pas pour les intérêts des fonds d’investissement.
En définitive, son livre révèle un intellectuel engagé, lucide sur les défaillances du capitalisme débridé, mais aussi un homme prudent, encore empreint de sa culture bancaire, dont le projet politique reste flou, voire inachevé. L’ambition de construire un monde meilleur pour tous est noble, mais le chemin proposé reste balisé, partiel et trop éloigné des mesures transformatrices que le moment historique exigerait.
Une décision à prendre
Alors que la campagne commence, que les slogans vont pleuvoir, et que les discours seront calibrés pour rassurer les marchés, je choisis de ne pas me laisser bercer par les mots creux de la « valeur partagée ». Je choisis de voter pour une économie au service des gens, pas pour des gens au service de l’économie. Je choisis de croire qu’on peut encore faire de la politique autrement — non pas avec de nouvelles métriques, mais avec de nouveaux principes.
Mark Carney incarne un rêve de capitalisme éclairé. Mais ce rêve est une impasse. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est un réveil. Et ce réveil commence par le bulletin de vote.
Face à Mark Carney, le tableau politique ne brille pas de solutions évidentes. Son principal adversaire, Pierre Poilievre, se positionne comme le champion des classes moyennes et des travailleurs, mais son programme économique repose largement sur des baisses d’impôts et une dérégulation agressive. Son rejet des politiques climatiques et son admiration pour le modèle américain pourraient aggraver notre dépendance économique aux États-Unis au moment même où nous devrions renforcer notre souveraineté. Son populisme économique séduit, mais ses solutions manquent de substance : promettre un coût de la vie plus bas sans une réforme fiscale sérieuse ni une vision industrielle claire relève davantage du slogan que de la gouvernance.
De l’autre côté, Jagmeet Singh incarne une alternative sociale plus audacieuse, mais son parti peine à convaincre qu’il pourrait réellement gouverner. Ses promesses de renforcement des services publics et de taxation des plus riches sont séduisantes, mais le NPD manque d’ancrage économique solide et d’un plan précis pour gérer une économie en crise. Dans un contexte de guerre commerciale et d’incertitude financière, sa crédibilité en tant que chef de gouvernement reste limitée.
Ainsi, nous nous retrouvons devant un choix frustrant : un banquier central technocrate qui croit encore aux vertus du capitalisme régulé (Carney), un populiste économique qui promet beaucoup mais détaille peu (Poilievre), et un social-démocrate idéaliste dont le parti n’a jamais tenu les rênes du pouvoir fédéral (Singh).
Alors, que faire ? Le choix de cet automne ne sera pas entre une vision inspirante et une autre obsolète, mais entre trois projets incomplets, chacun avec ses angles morts. Si l’élection à venir est un test pour Mark Carney, elle l’est tout autant pour les Canadiens : voudrons-nous prolonger l’illusion d’un capitalisme moral, céder au mirage d’une révolution populiste, ou prendre le risque d’une alternative encore floue ?
Il n’y a pas de candidat parfait, mais il y a des choix à faire. Cette fois, plus que jamais, le verdict appartient aux électeurs.