
On le dit souvent trop petit, trop insignifiant, comme si sa taille définissait son destin. Pourtant, Haïti est plus vaste que plusieurs nations prospères et plus influent que bien des territoires plus grands. Mais alors, pourquoi se limite-t-on à le réduire à ses crises? Entre clichés et réalités, il est temps de regarder au-delà des apparences.
Je suis aux États-Unis, dans le cadre d’un reportage sur la situation migratoire de plus d’un demi-million d’Haïtiens menacés d’expulsion. Dans les rues de Miami, de Brooklyn ou de Little Haiti, les conversations tournent autour de la même angoisse : rester ou partir ? Partir où ? Revenir en Haïti ? Rêver d’un miracle administratif ?
C’est en plein cœur de ces discussions que j’ai retrouvé un vieil ami. Un type brillant, à la répartie aiguisée, qui ne manque jamais une occasion de balancer une pique bien sentie sur notre chère Haïti. « Mon frère, Haïti c’est un petit pays, faut être réaliste », me lance-t-il en secouant la tête avec l’air accablé d’un philosophe désillusionné. Puis, comme si ce premier coup ne suffisait pas, il enchaîne :
« On est une petite île, trop insignifiante pour peser dans ce monde. Nous sommes condamnés à un destin de petit îlot qui nous empêche de rêver en grand. »
J’ai failli m’étouffer avec mon café. Une petite île ? Trop insignifiante ? Voilà exactement le genre de discours qui nous enferme dans un cercle vicieux de résignation et de fatalisme. Bon, d’accord, ce n’est pas le Canada, ce n’est pas les États-Unis ni la Russie. Mais soyons sérieux, nous ne sommes pas un confetti perdu dans l’océan non plus.
Prenons les faits, car les chiffres ne mentent pas. Avec ses 27 750 km², Haïti est plus grand que le Liban (10 452 km²), ce pays qui fait la une des journaux chaque semaine et dont l’instabilité politique rivalise parfois avec la nôtre. Nous dépassons Le Salvador (21 041 km²), qui, lui, a quand même réussi à imposer le Bitcoin comme monnaie nationale alors que chez nous, même la gourde n’arrive pas à être prise au sérieux. Nous sommes aussi plus vastes que le Qatar (11 586 km²), qui achète des footballeurs à coups de milliards pendant que nos talents s’exportent sous d’autres drapeaux.
Et tenez-vous bien, Haïti est plus grand que le Rwanda (26 338 km²). Oui, le Rwanda ! Ce pays qui a su transformer son image en modèle africain d’essor économique et technologique, pendant que nous, nous oscillons entre panne d’électricité et panne d’espoir. Et pourtant, malgré sa taille plus modeste, Kigali ne souffre pas du syndrome du « petit pays ».
Haïti est aussi plus grand que le Cap-Vert (4 033 km²), le Bahreïn (787 km²) et même Singapour (728 km²), ce petit bout de terre devenu l’un des pays les plus prospères du monde. Et pourtant, on continue de nous faire croire que nous sommes trop insignifiants pour rêver en grand.
Mais nous savons que ce n’est pas la taille qui compte. Historiquement, Haïti n’est pas petit. (C’est pas moi qui le dis.) Demande à l’auteur de Les Veines ouvertes de l’Amérique latine ! Eduardo Galeano te répondra depuis l’au-delà avec un sourire en coin que Haïti est peut-être la nation la plus grande de toutes, pas par ses kilomètres carrés, mais par son impact dans l’histoire du monde.

L’archipel oublié
Mais Haïti, ce n’est pas juste ces 27 750 km². C’est un archipel. Oui, un archipel, pas dans le sens scientifique du terme, mais dans la réalité de notre géographie et de notre culture. Un pays morcelé, éclaté, où chaque région vit presque comme un territoire indépendant, où la mer sépare autant qu’elle unit, et où même sur l’île principale, l’isolement entre les villes est parfois digne d’un voyage intercontinental.
On l’oublie trop souvent, mais nous avons des îles qui, à elles seules, sont plus grandes que certains pays souverains.
Prenons La Gonâve, cette île que l’on traite souvent avec condescendance, comme une sorte d’arrière-cour misérable. Elle fait 743 km², soit presque la taille de Singapour. Imaginez si on en faisait un centre économique florissant !
Et l’Île de la Tortue ? Avec 180 km², elle est plus grande que Saint-Marin (61 km²), Liechtenstein (160 km²) et d’autres encore. Pourtant, elle reste dans l’ombre, comme si elle n’existait que pour les contrebandiers et les légendes de pirates.
L’Île-à-Vache, avec ses 52 km², surpasse des États comme Monaco, Nauru (21 km²), et Tuvalu 26 km², mais elle est toujours reléguée au rang de destination de rêve pour quelques rares touristes égarés.
Et parlons de La Navase ! Officiellement disputée entre Haïti et les États-Unis, cette île de 5,4 km², plus étendue que des micro-États comme Monaco (2 km²), pourrait être un atout stratégique si nous avions encore une diplomatie digne de ce nom.
Et ce n’est pas tout : il y a aussi les Cayemites, l’île-à-Rat, l’îlet des Baradères… Une constellation d’îles et d’îlots qui pourraient faire de nous une puissance maritime régionale. Mais non, on préfère croire qu’Haïti s’arrête aux embouteillages de Delmas et aux rues chaotiques de Port-au-Prince.

Une carte mentale étriquée
Le vrai problème, ce n’est pas notre territoire, c’est la manière dont nous le percevons. Haïti est un grand pays, mais nous sommes coincés dans un destin de petit pays, enfermés dans une vision étriquée où tout tourne autour de Port-au-Prince. Comme si le reste du pays était une légende maya.
Et même là, on nous rabâche encore que nous sommes un pays minuscule, insignifiant sur la carte du monde. On nous a même volé le nom de notre île ! On continue de l’appeler Hispaniola (« Petite Espagne »), comme si nous étions un vulgaire souvenir colonial, un bout d’Europe oublié sous les tropiques. Pourtant, historiquement, nos ancêtres l’appelaient l’Île d’Haïti. Un nom qui nous appartient, un nom que nous devrions revendiquer.
Mon ami, toujours dans son élan de défaitisme, me lance un dernier argument : « Haïti, c’est Petit Pays, comme la chanson de Gaël Faye ! »
Je le regarde en riant : « Petit pays ? »
On parle du même Haïti, celui qui a fait trembler Napoléon Bonaparte, qui, obsédé par le contrôle de Saint-Domingue, a tenté d’écraser la première révolte d’esclaves victorieuse de l’histoire. Celui qui a envoyé ses troupes rétablir l’ordre colonial et réintroduire l’esclavage, un crime inhumain qui réduisait des millions d’hommes et de femmes en biens meubles, niant leur humanité pour des intérêts économiques. Mais Haïti a tenu tête. Ridiculisant la plus puissante armée de l’époque, renversant l’ordre esclavagiste et inspirant toutes les luttes de libération qui ont suivi. Haïti n’a jamais été un petit pays, c’est un grand pays enfermé dans une mentalité de petit pays. Et c’est là notre vrai drame.
Regarde le Rwanda, lui aussi considéré comme un « petit pays », mais qui refuse de se laisser enfermer dans ce statut. Ils ont tracé leur propre route, malgré un passé tragique. Nous, on passe notre temps à se demander si nous sommes trop petits pour exister, pendant que d’autres avancent sans complexe.
Alors non, Haïti n’est pas Petit Pays. Nous ne sommes pas condamnés à jouer les figurants de notre propre histoire. Nous sommes un pays avec un territoire plus vaste que bien d’autres nations respectées, un peuple qui a façonné l’histoire mondiale.

Du potentiel bridé
En vérité, Haïti est un pays bridé, étouffé, enchaîné par ses propres contradictions et par une élite qui ne voit pas plus loin que le bout de ses privilèges. On se limite à survivre, à gérer l’urgence au lieu de penser en grand.
La prochaine fois que quelqu’un me dira qu’Haïti est un petit pays, je lui rappellerai simplement ceci : nous sommes plus grands que Singapour, plus vastes que le Qatar, plus étendus que le Liban. Nous ne sommes pas petits, nous sommes juste bloqués. Il est temps de casser ce destin de petit pays avant qu’il ne nous avale définitivement.
Bien entendu, il y aura toujours quelqu’un pour lever les yeux au ciel et dire :
« Mais regardez la réalité ! Haïti est pauvre, sous-développé, gangrené par l’insécurité et la corruption ! »
Et là encore, nous serons d’accord.
Oui, Haïti est un pays sous-développé. C’est un fait indéniable. Le chômage est endémique, l’économie repose sur les transferts d’argent de la diaspora et l’informel. Nos infrastructures sont dignes d’un pays sorti de guerre alors qu’aucune guerre n’a eu lieu. Nos routes sont des pistes de rallye, nos ports sont hors d’usage, et nos hôpitaux publics sont des antichambres de la fatalité.
Oui, Haïti est un pays pauvre. Une grande partie de la population vit dans une précarité indescriptible. L’État est faible, incapable d’assurer les services de base, pendant que les riches s’enferment dans leurs enclaves sécurisées, coupés du reste de la société comme si leur destin ne dépendait pas du pays où ils vivent.

Oui, Haïti est mal gouverné. C’est un euphémisme. Nos dirigeants sont passés maîtres dans l’art de l’improvisation et de la gestion de crise à répétition, sans jamais mettre en place de véritables réformes. L’État est un fantôme, visible uniquement à travers les taxes qu’il prélève et les humiliations qu’il inflige à ses propres citoyens.
Oui, l’instabilité est chronique. Un gouvernement qui tient plus de cinq ans sans crise majeure relève de l’exception. Les élites politiques passent plus de temps à s’entredéchirer qu’à bâtir. La moindre élection se transforme en feuilleton, la moindre décision importante est paralysée par des conflits d’intérêts.
Oui, la vie est chère. En Haïti, le coût de la vie est souvent plus élevé que dans certains pays développés. Tout est importé, tout est taxé, tout est inaccessible à une grande partie de la population. L’inflation est un monstre qui dévore les maigres économies du peuple.
Oui, l’insécurité gangrène le pays. Les gangs dictent leur loi sur des quartiers entiers, imposent leur propre fiscalité et terrorisent les habitants de Port-au-Prince et d’autres régions. Certains axes routiers sont devenus impraticables. Des villages entiers sont déplacés à cause de la violence. L’État, dépassé, négocie parfois avec ceux-là mêmes qui sèment le chaos.
Oui, les infrastructures sont catastrophiques. L’électricité est un privilège et non un droit, l’eau potable est un luxe, internet est intermittent et les transports en commun tiennent du miracle.
Mais rien de tout cela ne définit Haïti.

Si un pays devait être réduit à ses problèmes, alors des nations entières cesseraient d’exister sur la carte. L’Inde est encore marquée par des poches de misère extrême, le Brésil par la violence urbaine, le Mexique par la corruption et les cartels. Le Liban, avec toutes ses crises, n’est pas qualifié de « petit pays ». Même des États en guerre depuis des décennies ne sont pas perçus comme « petits ».
Haïti n’est pas un petit pays. Il est un pays en crise, un pays malmené, un pays en retard sur lui-même, mais pas un pays insignifiant. Son territoire dépasse plusieurs États prospères. Son peuple a une résilience et une créativité extraordinaires. Son influence historique est inégalable.
Ce qui fait un pays, ce n’est pas seulement son PIB ou son indice de développement humain. C’est aussi son héritage, sa culture, sa capacité à rebondir et à s’affirmer dans le concert des nations. Si Haïti était vraiment un « petit pays », pourquoi son sort obsède-t-il tant de chancelleries étrangères ? Pourquoi est-il toujours dans les discussions géopolitiques ? Pourquoi son peuple est-il toujours au centre des débats sur la migration, sur les droits humains, sur la justice sociale ?
Nous pouvons reconnaître nos faiblesses sans nous réduire à elles. Nous pouvons admettre nos échecs sans nous condamner à l’effacement. Haïti est un grand pays en souffrance, mais un grand pays tout de même.
Le jour où nous arrêterons de le considérer comme « petit », nous commencerons peut-être à le traiter avec le respect qu’il mérite. Et surtout, nous cesserons de nous voir comme des petits citoyens d’un petit pays et nous comprendrons enfin que la seule chose qui doit grandir en Haïti, c’est notre vision.