L’autre jour, en scrollant paresseusement sur mon téléphone, j’ai eu cette révélation tout à fait moderne : Baruch Spinoza aurait fait un tabac sur TikTok. J’imaginais déjà le philosophe du XVIIe siècle en chemise en lin, regard profond et filtre vintage, susurrant : « Le désir est l’essence même de l’homme », sur fond de Lo-fi beats et de lumières tamisées. Mille likes garantis. Des duos en cascade. Et en commentaire : « Wow, il vient de guérir mon anxiété en 12 secondes ».
Car oui, nous vivons une époque où la philosophie, qui naguère trônait sur les rayons poussiéreux des bibliothèques universitaires, s’est réincarnée en formats de 30 secondes, rythmée par des musiques de fond, des sous-titres jaunes et une injonction finale à « liker, partager et s’abonner pour plus de sagesse stoïcienne ».
Bienvenue dans l’ère des reels philosophiques, où la quête du bonheur passe désormais par une punchline bien placée et un montage nerveux.
Le reel, ce nouveau traité d’éthique
Il faut voir ces vidéos : un regard fixe, une voix grave (souvent celle d’un influenceur à mi-chemin entre Diogène et un coach de vie californien), une citation de Sénèque mal attribuée à Socrate, et surtout, une mise en scène parfaite. L’algorithme raffole des vérités qui claquent : « Tu ne peux pas contrôler les événements, mais tu peux contrôler ta réaction » — merci Marc-Aurèle, remixé façon Fast & Philosophical.
Le reel est devenu notre Éthique moderne : condensée, digeste, émotionnelle. Là où Spinoza écrivait des pages denses pour expliquer que tout est nécessaire dans un univers déterminé par la substance unique, TikTok, lui, préfère balancer : « T’inquiète, si c’est pour toi, ça viendra à toi ». On n’est pas loin du panthéisme spinoziste, mais en plus… dansant.
Et les gens regardent, re-regardent, s’identifient. Certains pleurent, d’autres méditent. Une jeune femme commente : « Ce reel m’a plus appris que mes 3 ans en psycho ». Est-ce une victoire de la philosophie ? Ou une trahison ? Spinoza, je pense, aurait simplement haussé les sourcils et repris une bouchée de son hareng séché.
Les penseurs deviennent des mèmes
L’effet le plus spectaculaire, c’est cette transformation des philosophes en icônes virales. Nietzsche devient le bad boy torturé, Camus le fumeur d’élégance absurde, Simone de Beauvoir la queen féministe, et Spinoza, lui, c’est le type chill qui croit que tout est Dieu. Des t-shirts surgissent avec des slogans comme « Dieu = Nature, bro », des comptes Instagram proposent des horoscopes stoïciens, et des jeunes se tatouent amor fati sans toujours savoir si c’est une boisson au matcha ou une posture de yoga.
Mais le phénomène est plus profond qu’il n’y paraît. Derrière les clichés, il y a une soif réelle. Une soif d’ordre dans le chaos, de sens dans le flux, de verticalité dans une époque horizontale. Même si cela passe par des capsules de 60 secondes, c’est toujours mieux que rien, non ? Après tout, Epicure n’aurait-il pas aimé les formats courts ? Il écrivait à ses amis des lettres pleines de sagesse… et très concises. C’était le premier influenceur minimaliste.
Je me souviens d’un après-midi au café du coin, un endroit où la déco hésite entre Platon et Pinterest. À côté de moi, deux jeunes femmes discutaient avec passion. L’une montrait à l’autre un reel : une vidéo d’un gars torse nu, en pleine montagne, citant Spinoza en voix-off. Puis elle dit, les yeux brillants :
— Tu te rends compte ? Il dit que nos émotions sont comme des nuages, qu’on doit juste les observer sans s’y attacher.
— C’est magnifique, répondit l’autre.
— Et regarde ses abdos. On dirait presque qu’il est l’expression de la substance divine, non ?
Je souris dans mon cappuccino. C’était peut-être un peu kitsch, un peu naïf, mais il y avait là quelque chose de sincère. Ces filles, dans leur langage à mi-chemin entre le spirituel et l’ésotérisme sexy, venaient de comprendre quelque chose que beaucoup de lecteurs de Spinoza ratent : l’idée que la joie naît de la compréhension des causes, que tout est relié, même les reels et les abdos.
Philosophie ou fast food spirituel ?
On pourrait bien sûr railler ces tendances : l’ère TikTok comme celle du McDo philosophique. Des idées vite mâchées, vite recrachées. Des concepts réduits à des punchlines. La pensée profonde remplacée par des affirmations au conditionnel positif. Mais attention à ne pas tomber dans le mépris.
Ce que les reels font, c’est mettre la philosophie sur le pas de la porte. Ils ne remplacent pas une lecture attentive de l’Éthique, mais ils peuvent la susciter. Peut-être qu’après avoir entendu « Ne pleure pas parce que c’est fini, souris parce que c’est arrivé » (faussement attribué à Héraclite), quelqu’un ira lire réellement le vrai Héraclite. Ou du moins, se posera des questions.
Dans un monde saturé d’images, de notifications et de bruit, il faut une certaine magie pour capturer l’attention en moins de 10 secondes. Et parfois, au cœur de cette magie, surgit une étincelle de lucidité. Un fragment d’éternité dans un scroll infini.
Alors que serait Spinoza en 2025 ? Je l’imagine dans un hoodie noir, regard pénétrant, micro-cravate discret. Il ne citerait pas ses propres œuvres. Il poserait des questions : « T’es-tu demandé pourquoi tu réagis ainsi à cette critique ? » Et il conclurait avec un sourire : « Peut-être que tu confonds passion et action. »
Il publierait un reel chaque vendredi : “#SpinozaFriday”. Sa bio ? « Dieu est dans tout, sauf dans les commentaires haineux. » Il ferait des lives où il répondrait aux questions des internautes :
— Ma copine m’a ghosté, que ferait un philosophe ?
— Tu dois comprendre les causes de ses affects, mon ami. Et surtout, ne sois pas esclave des tiens.
Peut-être que Spinoza aurait plus de followers que Kanye. Peut-être que non. Mais ce qui est certain, c’est que son regard sur le monde — calme, structuré, rigoureux — ferait du bien à l’époque. Et que sa joie active, qui est une forme de puissance intérieure, n’a rien à envier à tous les mantras wellness du moment.
Une sagesse à portée de pouce
En fin de compte, il y a quelque chose de profondément spinoziste dans le fonctionnement même des reels. Ils sont des expressions de la substance TikTok, des modes de l’algorithme éternel. Ils révèlent nos désirs, nos émotions, nos jugements. Et parfois, dans leur frénésie, ils ouvrent une brèche. Un moment suspendu. Une pensée qui s’infiltre.
Alors la prochaine fois que vous verrez un reel avec la citation : « La liberté, c’est la connaissance de la nécessité », arrêtez-vous un instant. Posez votre téléphone. Inspirez. Réfléchissez. Et surtout, n’oubliez pas d’aimer — au sens spinoziste du terme.
Mais attention, le risque, c’est de croire qu’un reel suffit à éclairer une vie. Qu’un aphorisme bien monté, avec la bonne lumière dorée et un fond sonore planant, remplace l’épreuve de la pensée. Spinoza écrivait que « tout ce qui est excellent est aussi difficile que rare ». Et ce n’est pas parce qu’un influenceur le dit en voix-off sur un coucher de soleil qu’on le comprend pour autant. Comprendre, vraiment comprendre, prend du temps. Ce n’est pas une story de 15 secondes. C’est une vie entière.
Et pourtant, il faut l’avouer : parfois, ces petites vidéos nous touchent. Un montage maladroit, une musique un peu trop mélodramatique, une citation sortie de son contexte… et malgré tout, ça fonctionne. Comme si l’époque, avec toute sa vitesse, toute son angoisse, avait désespérément besoin qu’on lui parle avec douceur. Même si c’est Spinoza remixé avec du Drake. Même si c’est Marc-Aurèle avec des oreilles de chat Snapchat.
Alors, peut-être faut-il accueillir cette étrange rencontre entre philosophie et viralité non pas comme un effondrement du savoir, mais comme une métamorphose. La sagesse a changé de costume. Elle danse, elle rit, elle parle vite, mais elle est encore là. Tapie dans un coin d’écran. Elle ne nous regarde plus du haut d’une chaire, mais à travers un téléphone, un scroll, un instant. Et si Spinoza a raison, alors tout ceci, même les reels, fait partie du grand Tout. Même les vidéos de motivation enregistrées dans des salles de musculation à Dubaï.
Et qui sait… un jour, entre deux vidéos de chats et un tutoriel maquillage, vous tomberez peut-être sur ce reel qui changera tout. Un inconnu, dans sa chambre mal éclairée, vous dira : « Ne te bats pas contre le courant, deviens la rivière. » Et là, sans prévenir, une larme. Une étincelle. Et l’envie, soudaine, de lire Spinoza. Le vrai. Pas celui qui met des filtres. Celui qui vous regarde droit dans l’âme. Celui qui, en silence, vous fait comprendre que votre vie, même chaotique, est une expression parfaite de la substance unique. Et tout ça… grâce à TikTok.