Dans un pays où l’oubli devient parfois politique, écrire est un acte de résistance. Quand un manuscrit surgit de la mémoire collective pour recevoir un prix littéraire, ce n’est pas seulement une récompense, c’est une victoire du souvenir sur le silence. « Le rêve de la mer Noire » a remporté le Prix Amaranthe 2024. Voici l’histoire derrière ce roman, derrière cette reconnaissance, et derrière une blessure que la fiction tente, humblement, de suturer.
Il y a des textes qu’on écrit sans trop savoir s’ils verront un jour la lumière. Des mots qu’on couche sur le papier comme on poserait une main sur une plaie ancienne, non pas pour la refermer, mais pour lui donner un nom. Le rêve de la mer Noire est de ceux-là.
C’est donc avec une immense émotion que je vous annonce que ce roman — encore inédit, jamais publié, jamais même diffusé — vient de recevoir le Prix Amaranthe 2024 dans la catégorie Fiction. Une récompense littéraire offerte par C3 Éditions, la principale maison d’édition haïtienne encore en activité sur le territoire national, qui distingue les œuvres nouvelles et fortes, venues d’ici et d’ailleurs. Elle s’est imposée comme un véritable pilier culturel, rassemblant dans son catalogue quelques-unes des plus grandes voix de la littérature haïtienne contemporaine — Louis-Philippe Dalembert, Frankétienne, Lyonel Trouillot, Marc Exavier, Gary Victor, Kettly Mars, Dany Laferrière, pour ne citer que ceux-là.
Ce prix, accompagné d’une bourse de 200 000 gourdes haïtiennes (environ 2 300 dollars canadiens), de 500 exemplaires imprimés pour l’auteur, et d’une publication à compte d’éditeur chez C3 Éditions, est plus qu’un honneur. C’est une première reconnaissance, précieuse, inattendue, mais surtout profondément symbolique pour ce texte né d’une douleur que je porte depuis longtemps. Et pour ceux qui regarderaient le montant avec l’œil de leur calculatrice, rappelons — avec un clin d’œil aux amateurs de grands noms — que même le prix Goncourt s’accompagne d’un chèque de… 10 euros. Preuve que la vraie valeur d’un prix n’est pas toujours dans les zéros à droite, mais dans l’écho qu’il donne à une voix.
Le rêve de la mer Noire évoque, de manière romanesque mais fidèle, le massacre de Raboteau, survenu dans ma ville natale : Les Gonaïves.

Le massacre de Raboteau s’est déroulé en avril 1994, pendant la période de terreur qui a suivi le coup d’État militaire contre le président Jean-Bertrand Aristide. Des militaires et paramilitaires du régime, accompagnés de membres du FRAPH (un groupe paramilitaire proche de l’armée), ont attaqué le quartier populaire de Raboteau, bastion présumé de sympathisants pro-Aristide. Les soldats sont entrés dans les maisons à l’aube, frappant, humiliant, arrêtant arbitrairement des dizaines d’hommes. Certains ont été torturés, d’autres abattus froidement, d’autres encore ont été contraints de courir vers la mer, poursuivis comme des animaux. Plusieurs corps n’ont jamais été retrouvés. Ce fut un carnage, un acte de vengeance politique déguisé en opération militaire.
Ce n’est pas un roman à thèse. C’est un roman de chair, de silence et de cris étouffés. Une tentative, comme tant d’autres, de faire parler ce qui ne trouve plus les mots. De réveiller, avec la fiction, une vérité que l’histoire officielle préfère parfois ignorer.
Parce qu’écrire, c’est peut-être cela : faire dialoguer l’indicible et le réel. Redonner chair aux silences. Réécrire les noms effacés. Refuser l’oubli.
Et dans cette aventure, il y a eu un allié essentiel. David Mondestin, un ami précieux, un ancien camarade d’école, aujourd’hui entrepreneur aux Gonaïves. Il a été l’un des rares à connaître l’existence de ce manuscrit. Il m’a dit un jour : « Mon ami, ce texte mérite d’être lu et connu. » Ce n’étaient pas que des mots. Il a pris ce roman, l’a imprimé, et, avec mon autorisation, l’a déposé à main propre au concours du Prix Amaranthe. Ce geste fraternel, discret mais décisif, a permis à ce texte de prendre le large. Merci, David.
Merci aussi à C3 Éditions et aux membres du jury pour leur confiance, leur regard, leur écoute. Ce prix ne vient pas récompenser une carrière, mais une conviction obstinée : celle que l’écriture peut encore, parfois, réparer un peu de ce qui est brisé.
La remise des prix aura lieu le 19 août 2025. Mais pour moi, l’essentiel est déjà là. Une histoire oubliée a trouvé une voix. Une voix, la mienne, portée par une ville, une mémoire, et par vous tous, chers lecteurs.
Continuons à écrire. Continuons à lire. Car dans un monde qui oublie vite, les mots sont parfois la seule forme de justice que nous avons.
Et si ce prix me touche autant, ce n’est pas seulement parce qu’il honore un manuscrit. C’est parce qu’il vient rappeler que le silence des morts n’est jamais total tant qu’il existe une parole pour les nommer. Écrire Le rêve de la mer Noire, c’était pour moi revenir, à rebours du temps, marcher dans ces ruelles de Raboteau, écouter les échos d’une mer qui n’a pas su rendre tous les corps. C’était tendre une main à ceux qu’on n’a pas enterrés, qu’on n’a pas pleurés, qu’on a préférés effacer. C’était dire à ces vies brisées : je vous entends encore, je vous écris, vous n’êtes pas seuls.
Je n’ai pas écrit ce roman pour régler un compte, ni pour faire une œuvre militante. J’ai écrit ce roman comme on allume une lampe dans un couloir trop noir. Parce que parfois, la littérature est le dernier refuge d’une vérité que la politique, la justice ou l’histoire n’ont pas su reconnaître. Parce que parfois, un simple manuscrit peut porter plus de mémoire qu’un monument.
Le rêve, ici, n’est pas une fuite. Il est un sursaut. Une tentative de redonner à la mer un sens, non pas comme lieu de disparition, mais comme promesse de traversée. Le rêve de la mer Noire, c’est ce rêve-là : qu’en Haïti, nos morts puissent reposer en paix, et que nos vivants puissent écrire sans trembler.
Je suis le nouveau Amaranthe.
À tous ceux qui lisent, qui écrivent, qui se souviennent — ce prix est aussi un peu le vôtre. Merci !