Il fut un temps, pas si lointain, où des hommes et des femmes, la peau foncée, les pieds nus, le souffle court, fuyaient l’esclavage des plantations du Sud des États-Unis. Leur seul espoir tenait dans un murmure : Underground Railroad.
Ce n’était ni une gare ni un train, mais une toile de solidarité humaine. Un réseau d’abolitionnistes, de Noirs affranchis, de Quakers, de paysans, de ministres religieux, tendait la main dans l’obscurité à ces âmes traquées par la loi. Leur destination ? Le Nord. Et plus loin encore : le Canada. Un territoire où, du moins sur le papier, l’esclavage avait été aboli et où l’on pouvait espérer un répit. Chaque grange, chaque cave, chaque église devenait un point de lumière dans leur nuit interminable.
Plus de 30 000 anciens esclaves ont ainsi atteint le Haut-Canada, aujourd’hui l’Ontario, avant 1865. Ils n’étaient ni documents à remplir, ni quotas à respecter. Ils étaient des humains. On les cachait, on les nourrissait, on les écoutait. Ils arrivaient au bout de leur peur, avec leur nom, leur dignité et leur silence. Ce Canada, aujourd’hui riche et stable, s’est bâti aussi avec le souffle de ces vies brisées venues chercher refuge.
Les traversées continuent
Un siècle et demi plus tard, d’autres silhouettes noires longent les frontières, les papiers tremblants dans la poche, ou parfois sans papiers du tout. Ils viennent d’Haïti, d’un pays où les catastrophes naturelles rivalisent avec les catastrophes politiques. Ils fuient non pas l’esclavage légal, mais un esclavage diffus, rampant : celui des gangs, de la peur, des enlèvements, de la faim, de l’insécurité quotidienne. Ils ne traversent plus les champs de coton, mais les aéroports, les points d’entrée, les routes clandestines, les couloirs de l’espoir.
Jusqu’à récemment, une lueur d’humanité avait été allumée par l’administration Biden : un programme d’immigration humanitaire permettant à plus d’un demi-million de personnes — Haïtiens, Cubains, Nicaraguayens, Vénézuéliens — de venir légalement aux États-Unis, après une sélection stricte. Une mesure imparfaite, mais qui avait le mérite de canaliser l’exil dans une voie plus digne, plus humaine. Ces personnes devaient avoir un parrain financier, passer une vérification de sécurité, et voyager par avion. Ce n’était pas l’Eldorado, mais c’était une main tendue. Mais voilà : Donald Trump, candidat redevenu Président des États-Unis, et capable de faire basculer les politiques d’un simple discours, a enterré ce programme. Dans un geste politique qui flatte les peurs et les réflexes identitaires de sa base électorale, il referme une porte. Il ne parle pas d’humains, mais de flux. Il ne voit pas des vies, mais des menaces. Le spectre du mur revient, toujours plus haut, toujours plus absurde.
Et le Canada, dans tout cela ?
La loi canadienne — en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs signée avec les États-Unis — stipule qu’un demandeur d’asile arrivant du territoire américain ne peut déposer sa demande au Canada, car les États-Unis sont considérés comme un pays « sûr ».
En somme, si vous avez mis les pieds aux États-Unis, vous êtes supposé y demander asile, et non en sortir pour le Canada.
Mais la réalité est plus complexe que les ententes internationales. Car ce qui est « sûr » sur le papier ne l’est pas toujours dans la rue. Un Haïtien qui a fui le quartier de Carrefour-Feuilles pour échapper à un gang, qui a passé trois mois dans un abri à New York avec la peur au ventre d’être déporté, ne vit pas dans un pays sûr. Il vit dans l’attente, l’angoisse, la marginalité. Il vit dans un présent suspendu.
Le Canada, heureusement, prévoit une exception importante à cette règle : l’exception des liens familiaux. Un demandeur d’asile qui a de la famille proche — un père ou une mère, un enfant, un frère ou une sœur, un grand-père ou une grand-mère, un petit-fils ou une petite-fille, un oncle ou une tante, un neveu ou une nièce — ou encore un époux, un conjoint de fait, un conjoint de même sexe ou un tuteur légal, résidant légalement au Canada, peut, même en provenance des États-Unis, être admissible à déposer sa demande ici. Parce que les liens du sang et du cœur valent plus que des frontières tracées à la règle.
Il ne s’agit pas d’une faveur, mais d’un geste de reconnaissance humaine. Quand le monde devient incertain, quand les nations ferment les portes, la famille reste ce qui reste.
Et l’État canadien, en maintenant cette exception, reconnaît que l’asile n’est pas seulement une procédure : c’est aussi un tissu relationnel, un appel du sang, de la mémoire, du devoir moral.
Ce que l’Histoire nous enseigne
Ce n’est pas la première fois que les peuples noirs doivent fuir les États-Unis pour survivre. Le Chemin de fer clandestin en est la preuve éclatante. Et aujourd’hui encore, ce sont les mêmes ressorts de peur et d’espoir qui poussent les Haïtiens à faire le chemin inverse : non plus du Sud vers le Nord, mais de la Floride vers Montréal, de Brooklyn vers Ottawa, de la terreur vers une hypothétique sécurité.
Et dans les deux cas, ceux qui accueillent ont un rôle décisif. Hier, ce furent les abolitionnistes et les pasteurs. Aujourd’hui, ce sont les juges, les agents d’immigration, les avocats, la communauté haïtienne installée, les familles recomposées. Chacun peut devenir, à sa manière, un maillon du nouveau chemin de fer humanitaire.
Mais il faut de la volonté. Et il faut de la mémoire.
Le Canada se targue d’être un pays ouvert, juste, humaniste. Mais il ne suffit pas de proclamer ces valeurs : encore faut-il les appliquer, dans chaque cas individuel, dans chaque décision d’asile, dans chaque loi à adapter aux réalités mouvantes du monde.
Refuser l’asile à un Haïtien parce qu’il a transité par les États-Unis, sans examiner la nature réelle de ce transit, c’est insulter notre propre histoire. C’est oublier que nous avons déjà été cette terre-refuge. C’est renier la promesse faite aux esclaves d’hier : ici, vous serez libres.
Et si nous sommes aujourd’hui héritiers de cette promesse, alors nous devons en être dignes. Non pas par charité, mais par cohérence morale.
L’exil ne ment jamais
L’exil est une parole sans mots. Un cri qu’aucune frontière ne peut retenir. Il nous dit ce que les bulletins de nouvelles cachent. Il nous révèle, en creux, ce que le monde devient.
Et si nous ne sommes plus capables d’accueillir ce cri, si nous érigeons des murs juridiques et des frontières glacées à la place de ponts et de passerelles, alors nous ne sommes plus qu’un territoire. Pas une nation.
Du chemin de fer clandestin aux couloirs humanitaires, de l’esclave en fuite à l’exilé moderne, c’est la même trajectoire : celle d’un corps noir traversant le continent pour survivre. À nous de décider si nous voulons être du côté de l’Histoire ou de l’amnésie.
Il est facile de tracer des lignes sur une carte. Plus difficile de les effacer dans sa tête. Mais un jour viendra — car ces jours viennent toujours — où l’enfant que vous avez refusé à la frontière enseignera peut-être à votre propre petit-fils l’alphabet, les soins, la compassion ou l’architecture du monde.
Les pays changent. Les peuples bougent. Mais la dignité humaine, elle, ne migre pas : elle s’impose ou elle se trahit. Et souvent, elle revient frapper à la porte de ceux qui l’ont un jour fermée. Alors posez-vous cette question, une seule, sans peur : si ce réfugié était vous, que voudriez-vous que l’on voie d’abord ? Votre passeport ? Ou votre humanité ?