Chaque 23 avril, le monde tourne une page symbolique. La Journée mondiale du livre et du droit d’auteur, instaurée par l’UNESCO, est censée nous rappeler que lire, écrire, publier sont encore – et toujours – des actes de civilisation. Une manière de dire que malgré les écrans omniprésents, les clics furtifs, les contenus jetables et les algorithmes omniscients, le livre résiste. Le livre – le vrai, le physique, le palpable – incarne une lenteur précieuse à l’heure où tout s’accélère. Il ne cherche pas à nous retenir en boucle, mais à nous transformer.
Cette chronique est un hommage à cette résistance feuilletée, une invitation à rallumer les braises sous la cendre, une insurrection douce au nom de la page.
À une époque où l’on « swipe » plus qu’on ne s’attarde, où l’on scrolle plus qu’on ne s’émerveille, défendre le livre – le vrai, le physique, celui qui sent la colle, la poussière, et parfois la mer – c’est un peu comme défendre une allumette face à un projecteur LED. Et pourtant, il le faut. Car entre les lignes d’un roman et les lignes de code d’un algorithme, il y a un monde. Un monde entier. Un monde qui respire l’encre, le silence et la révolte.
Le livre n’est pas mort. Il s’est juste fait hacker par l’époque.
Non, ce texte n’est pas un plaidoyer nostalgique pour les objets perdus, comme les cabines téléphoniques ou les films en VHS. Ce n’est pas un éloge des « bons vieux jours », c’est un cri très actuel. Un appel à ne pas abandonner ce territoire qu’est le livre. Car un livre, ce n’est pas seulement du texte. C’est un monde en 3D : intellectuel, sensoriel, spirituel.
Il y a dans le livre une géographie du dedans, une topographie de la pensée, un espace qu’aucun écran rétroéclairé ne pourra jamais égaler. Quand tu ouvres un roman de Marie-Claire Blais, un poème de René Depestre, un paragraphe d’Edwidge Danticat ou un souffle de García Márquez, tu ne consommes pas du contenu. Tu entres en territoire vivant. Tu fais face à toi-même, et souvent à plus grand que toi.
Ce que l’algorithme cherche, c’est ta fidélité passive. Ce que le livre propose, c’est ta liberté active.
La littérature ne cherche pas à te plaire. Elle ne te « suggère » rien. Elle ne veut pas te vendre de chaussures après un paragraphe poignant. Elle ne surveille pas ton historique, ne profile pas tes faiblesses. Elle te fait confiance. Et c’est là sa grandeur. C’est pour cela qu’elle est subversive. Elle n’obéit pas à la logique marchande. Elle ne vend pas. Elle dérange.
Dany Laferrière, dans une phrase limpide et puissante, a tout dit : « Un livre, c’est un pays où l’on est seul avec quelqu’un. » L’algorithme, lui, c’est une boîte de nuit où l’on est seul parmi tous. Le livre t’ouvre. L’algorithme t’enferme.
L’intelligence artificielle ne nous fait pas peur parce qu’elle sait écrire. Elle nous fait peur parce qu’elle nous habitue à ne plus lire. Elle nous apprend à vivre dans la suggestion, la distraction, le prêt-à-penser. L’acte de lire un livre papier devient alors un geste radical. Une épreuve de liberté. Un acte de lenteur dans un monde qui court à sa perte.
Lire un livre, c’est douter. C’est relire. C’est souligner à la main une phrase qu’on ne comprend pas encore tout à fait, mais qui nous serre la gorge. C’est revenir à la page précédente parce qu’on a manqué quelque chose. C’est apprendre à désobéir au flot. Essayez donc de faire ça avec une application de lecture numérique : à la troisième page, une publicité vous proposera des lentilles de contact. Le capitalisme ne lit pas. Il cible.
Et puis, il y a le corps dans la lecture. Sentir le poids du livre, tourner les pages, marquer l’endroit avec un vieux ticket de bus ou une feuille d’arbre, le poser au chevet, le prêter à un ami et ne jamais le revoir. Un fichier numérique, lui, n’a pas d’odeur, pas de texture, pas de ride. Il ne vit pas avec nous. Il n’a pas d’histoire. Un livre, lui, peut vous rappeler un été, une rupture, un deuil, un fou rire, une pluie battante à Port-au-Prince.
Un livre est un organisme vivant. Il pleure, il rit, il se froisse. Il t’accompagne. Il te juge, parfois. Il te sauve, souvent.
C’est pourquoi la littérature ne va pas disparaître. Parce qu’elle est là pour veiller. Elle n’a pas besoin d’être moderne. Elle a besoin d’être vraie.
Prenons Texaco de Patrick Chamoiseau : ce n’est pas un roman, c’est une civilisation qui parle. Gouverneurs de la rosée de Roumain ? Ce n’est pas un récit d’amour et de révolution, c’est un manifeste en vers cachés. Virginia Woolf ? Une voix qui t’apprend à penser avec les silences. Réjean Ducharme ? Une rébellion syntaxique à lui tout seul. Frankétienne ? Un cyclone langagier.
Tous ces auteurs ont compris une chose essentielle : le feu de la littérature ne se programme pas. Il se transmet. Juan Carlos Botero l’a formulé ainsi, en citant Gustav Mahler : « La tradition n’est pas l’adoration des cendres, mais la transmission du feu. » Ce feu-là n’éclaire pas que le passé. Il brûle encore les illusions. Il éclaire ce qui gratte. Ce qu’on ne veut pas voir.
Dans bien des pays, écrire reste un acte de courage. En Haïti, un mot de travers peut coûter la vie. La dictature a peur du romancier. Même dans nos démocraties douillettes, l’écrivain gêne. Car un roman peut poser des questions qu’aucun sondage n’ose formuler. Un poème peut faire trembler un ministère. Une chronique peut réveiller un peuple.
C’est que la littérature n’est pas un accessoire. C’est un outil. Un outil de forage, pour extraire la vérité du silence. Un outil de démolition, pour casser les clichés. Et, espérons-le, un outil de reconstruction, pour penser — et panser — l’humain.
Mais soyons honnêtes : on ne lit plus comme avant. On picore. On scanne. On résume. On regarde des vidéos de résumés de livres qu’on ne lira jamais. Et pourtant, ce que peut faire un livre, aucun influenceur, aucune application, aucune IA ne pourra jamais l’imiter : te transformer de l’intérieur.
Et si, finalement, la vraie modernité, c’était de lire à l’ancienne ? Lire comme on fait du pain maison. Lire lentement. Lire avec ses nerfs. Lire avec ses nerfs. Lire pour être dérangé.
Oui, dans un monde qui va trop vite, le livre est une barricade. Une forteresse contre la paresse intellectuelle. Un refuge pour ceux qui refusent d’être réduits à leurs clics.
Il faut des livres partout : dans les écoles, dans les prisons, dans les trains, dans les hôpitaux, dans les salons et sous les draps. Il faut des livres dans les mains sales, dans les mains âgées, dans les mains hésitantes. Il faut des livres qui émeuvent, énervent, dérangent, sauvent. Des livres qui ne soient pas là pour plaire, mais pour éclairer.
Car tant qu’il y aura un poète pour crier dans le désert, un romancier pour tendre un miroir au monstre, un conteur pour gratter la mémoire collective, la littérature ne mourra pas.
Elle sera flamme. À transmettre.

Alors aujourd’hui, 23 avril, pendant que des multinationales organisent des webinaires sur « l’avenir numérique du livre », pendant que des responsables politiques s’extasient devant les statistiques de lecture tout en coupant les budgets des bibliothèques de quartier, pendant que des influenceurs recommandent des romans qu’ils n’ont pas lus mais qu’ils ont « feuilletés en audio à 2x », nous célébrons une autre lecture.
Nous ne sommes pas là pour liker un slogan de l’UNESCO. Nous ne sommes pas là pour faire semblant de lire pendant une campagne promotionnelle de 24 heures. Nous sommes là pour dire ceci : le livre n’a jamais été aussi vivant que lorsqu’il est en danger.
Un livre physique, c’est un refuge. Une arme. Un miroir. Une boussole. Un caveau de mémoire et une échelle vers demain. Ce n’est pas un fichier compressé sur une tablette. Ce n’est pas un contenu à monétiser. C’est un souffle. Et ce souffle, on ne le mesure pas en partages, mais en frissons.
Nous avons tort de croire que ce sont les tanks et les drones qui menacent nos libertés. Ce sont les interfaces lisses, les pages sans bords, les algorithmes qui nous disent quoi lire avant même qu’on ait pu désirer lire. Le vrai péril, c’est que l’on cesse de penser, de douter, de chercher. C’est qu’on remplace les grands livres par des résumés YouTube, les poètes par des IA, les récits de nos luttes par des flux filtrés, propres, digestes.
Mais l’humain, le vrai, ne pense pas en hashtags. Il ne rêve pas en ligne droite. Il trébuche. Il relit. Il se perd dans les marges.
Et c’est précisément ce que permet un livre : le droit de ne pas comprendre tout de suite, le droit de revenir, le droit d’oublier un passage, de s’y reprendre à minuit, le droit d’avoir mal et de ne pas savoir pourquoi. Les algorithmes n’aiment pas ce désordre. Ils n’aiment pas l’inconfort. Mais le lecteur, le vrai, sait que le désordre est la porte de l’invention.
Alors aujourd’hui, en cette Journée mondiale du livre, nous ne célébrons pas un objet. Nous célébrons une attitude. Une désobéissance tranquille. Un refus du prêt-à-penser. Une déclaration d’indépendance signée à l’encre noire sur du papier blanc.
Et si un jour les serveurs tombent, si le numérique s’effondre sous son propre poids, que restera-t-il de nous ? Des lignes. Des phrases. Des pages. Une bibliothèque oubliée dans une maison. Un poème caché dans un tiroir. Une voix.
Il restera cette chose fragile mais inextinguible : le feu que nous aurons transmis.
Et peut-être qu’un enfant, dans dix ans ou dans cent, ouvrira un vieux livre corné, sentira une odeur d’autrefois, tombera sur une phrase griffonnée dans la marge, et comprendra que, bien avant lui, quelqu’un a résisté.
Non pas avec des tweets.
Mais avec des livres.