Il y a une illusion tenace chez beaucoup de jeunes écrivains — et parfois chez les moins jeunes aussi — celle de croire qu’on peut devenir écrivain par décret personnel, comme on décide de faire un régime ou d’ouvrir un compte Instagram.
Qu’on peut « publier » comme on peut « poster ». Cette illusion se répand encore plus rapidement à l’ère des likes et des commentaires flatteurs, où une publication sur les réseaux sociaux devient parfois un certificat d’appartenance à la littérature. Or, on ne naît pas écrivain, on le devient. Et surtout, on ne le devient pas en sautant les marches de l’escalier.
La littérature n’est pas un ascenseur. C’est une longue montée. Parfois rude, parfois douce, mais toujours nécessaire.
Écrire, c’est désapprendre à paraître
Dany Laferrière, dont les livres ont bercé mes nuits et réchauffé mes jours de doute, a dit un jour : « La littérature, comme le crime organisé, a son réseau. » Il voulait dire par là que ce monde fonctionne par cercles, références, fidélités, lectures et secrets. Pas des passe-droits, non. Mais une exigence de profondeur, une forme de rituel. Il faut y entrer doucement, humblement, presque en silence. Il faut lire, lire jusqu’à s’étourdir. Il faut apprendre à ne pas briller tout de suite.
La première chose que j’ai apprise en écrivant, c’est l’humilité. Il m’est arrivé, comme à d’autres, de croire qu’un bon texte écrit d’un jet dans l’euphorie d’un soir suffisait à prouver un talent. Mais ce n’était pas encore de la littérature. C’était une ébauche de fièvre. Écrire, ce n’est pas s’épancher : c’est reprendre, c’est raturer, c’est attendre, c’est souffrir parfois. C’est relire, et comprendre que le silence est une partie de la phrase.
Prenons une anecdote : le jeune Ernest Hemingway, avant d’être Prix Nobel, avant Le vieil homme et la mer, fut journaliste. Il écrivait des brèves, des dépêches, des faits divers. Il avait cette règle personnelle : une phrase doit être aussi claire qu’un verre d’eau froide. C’est dans cette école de la rigueur, de la sobriété, qu’il a forgé son style, et non dans un bureau doré avec vue sur mer.
Idem pour Toni Morrison. Avant de publier The Bluest Eye, elle travaillait dans une maison d’édition, élevant seule ses enfants. Elle écrivait tôt le matin, parfois sur des serviettes de table. Elle n’a pas sauté la marche. Elle s’est assise sur chaque degré du grand escalier de la littérature afro-américaine pour construire une œuvre unique.
Romain Gary, lui, avait un carnet. Il écrivait chaque phrase des grands auteurs à la main pour en sentir le rythme. Pour comprendre comment les mots vivent, respirent, s’emboîtent.
Et que dire de Dany Laferrière, qui, dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, n’écrivait pas pour plaire aux salons. Il écrivait contre le silence imposé aux jeunes écrivains noirs. Et il écrivait avec une langue à lui, un regard désinvolte mais affûté, une insolence élégante. Ce n’est pas le buzz qui l’a fait écrivain, mais la constance, l’intelligence, l’ironie, et la mémoire.
Je ne juge pas ceux qui brûlent d’impatience. Mais je les préviens. Le saut peut casser la colonne vertébrale du style. Il y a une pression folle aujourd’hui : publier vite, être présent, réagir, commenter, se vendre. Mais un bon écrivain n’est pas une marchandise. Il faut prendre le temps de mûrir ses phrases comme on laisse fermenter un bon vin. Publier à 20 ans n’est pas une prouesse. Ce qui importe, c’est d’écrire encore à 40, à 60, à 80. L’écrivain, c’est celui qui tient.
Il y a un charme à faire ses armes lentement. À rester dans l’ombre un peu plus longtemps. À faire relire ses textes par quelqu’un qui n’a pas peur de dire : C’est pas bon. Parce que c’est souvent après cette phrase-là qu’on commence à vraiment écrire.
Le goût du métier
Oui, c’est un métier. Écrire n’est pas qu’un souffle ou une inspiration. C’est un artisanat. Il faut de la rigueur, du goût, de l’écoute. Il faut aller à l’atelier tous les jours, même quand l’envie n’y est pas. Il faut travailler la matière des mots, leurs sonorités, leurs poids. Il faut lire des dictionnaires comme on lit des romans. Il faut aimer corriger. Aimer ne pas savoir. Aimer recommencer.
Et surtout, il faut apprendre à ne pas se croire trop vite unique.
Il y a beaucoup de jeunes écrivains qui veulent « révolutionner » la littérature avant même de l’avoir étudiée. Mais on ne bouscule que ce qu’on connaît. Les plus grands révoltés de la langue sont ceux qui l’avaient d’abord apprivoisée. Aimé Césaire connaissait Victor Hugo. Jean d’Ormesson connaissait les Grecs. Jean d’Amérique connaît les rues de Port-au-Prince, mais aussi René Char et Saint-John Perse.
Quand on monte marche après marche, on voit mieux le paysage. On respire mieux l’effort. On apprend la patience, la pudeur, le silence. On apprend que certaines phrases attendent dix ans pour mûrir. Que certains livres naissent d’un geste qui ne se pressent pas. On apprend que la beauté se cache parfois derrière un mot remplacé, une virgule déplacée, une page abandonnée.
Et surtout, on apprend à durer.
Car le vrai écrivain ne veut pas juste être lu. Il veut être relu. Il veut traverser les saisons, les âges, les frontières. Il veut que ses livres vivent longtemps après lui.
Conseil à un jeune écrivain (comme moi)
Alors, à toi qui m’écris parfois pour me dire que tu veux publier ton premier livre, que tu as des choses à dire, que tu veux « faire entendre ta voix » — je te crois. Je te soutiens. Mais je te demande aussi : as-tu lu assez ? As-tu réécrit assez ? As-tu attendu de tomber pour apprendre à te relever ? Es-tu prêt à ne pas être reconnu tout de suite ? Es-tu prêt à faire le ménage dans tes illusions pour écrire avec clarté ?
Prends ton temps. Ne saute pas la marche. Ne cherche pas à devenir écrivain. Sois-le, tranquillement, jour après jour. Laisse la littérature t’apprivoiser aussi. Sois son élève avant d’en être le prophète. Travaille. Lis. Écoute. Rate. Relis.
Et quand tu penseras avoir tout compris… recommence.
Dany Laferrière m’a appris cela : la littérature, ce n’est pas un concours, ni un sprint. C’est un espace de fidélité. Fidélité à soi, à ses morts, à ses lectures, à sa langue. C’est une manière d’habiter le monde, d’être lucide sans devenir cynique. Et surtout, d’écrire comme on aime : sans urgence, mais avec urgence de sens.
Alors non, on ne naît pas écrivain. On le devient. Lentement, tendrement, obstinément.
Et parfois, quand on regarde en arrière, on se dit : heureusement que je n’ai pas sauté la marche. Parce que c’est là, sur cette marche oubliée, que j’ai compris comment écrire.