On les a enterrés mille fois, brûlés cent fois, oubliés souvent, supplantés par la radio, la télé, l’ordinateur, la tablette, le nuage et même par les frigos connectés. Et pourtant… ils sont toujours là. En bonne santé. Parfois un peu froissés, mais toujours debout. Oui, les livres.
Il paraît que les livres vont disparaître. Pas demain. Mais bientôt. Disons dans « moins de dix ans », à en croire les oracles de la modernité. Il paraît aussi que les gens ne lisent plus, ou alors seulement les sous-titres de Netflix et les messages WhatsApp de leur ex.
Des experts auto-proclamés brandissent l’intelligence artificielle comme l’arme fatale contre le papier. Les vidéos sont plus immersives. Les livres audios sont plus pratiques. L’environnement souffre du papier. Et notre capacité de concentration s’est apparemment évaporée avec la dernière mise à jour de TikTok.
Bref, selon ces nouveaux prophètes, le livre physique serait à la culture ce que le pigeon voyageur est à la technologie moderne. Inutile, encombrant, dépassé.
Mais la vérité, c’est que ce discours, on l’a entendu cent fois. Et les livres ? Ils n’ont pas bronché. Pas un seul signe de faiblesse. Même pas une page cornée.
Le papier, cette vieille magie
Le livre, ce n’est pas juste une série de pages reliées par une couverture. C’est une technologie, certes ancienne, mais diablement efficace. Zéro batterie. Zéro bug. Zéro pop-up. Il se lit au soleil, dans un hamac, au fond d’un métro bondé, ou même dans une grotte sans Wi-Fi. Et surtout, il se prête.
Essayez donc de prêter votre liseuse avec vos 284 bouquins dedans. Votre confiance en l’humanité aura vite ses limites.
Le papier a une mémoire que le pixel n’a pas. Vous vous souvenez de l’odeur du premier roman que vous avez lu sous la couette, à la lampe de poche ? Vous vous rappelez la texture du livre que vous avez volé par mégarde à la bibliothèque municipale (et que vous n’avez jamais rendu) ? Ces souvenirs sensoriels, ce rapport tactile, olfactif, presque charnel au livre… ça ne se télécharge pas.
Ce n’est pas parce qu’on peut entendre un livre qu’on l’a lu. Ce n’est pas parce qu’on a écouté dix résumés de livres en mode « 15 minutes chrono » qu’on a réfléchi. Le numérique, oui, il offre de la rapidité. Mais rarement de la profondeur.
Les livres ne sont pas en concurrence avec les vidéos YouTube ou les stories Instagram. Ce serait comme comparer un vin de garde à une canette de soda light. L’un est là pour étancher une soif immédiate. L’autre est là pour faire parler le temps, pour faire résonner des pensées en soi longtemps après la dernière gorgée.
Et dans un monde saturé d’images et de notifications, lire un livre devient presque un acte de résistance douce. Un acte volontaire de lenteur choisie. Une pause dans le brouhaha.
L’intelligence artificielle ? Oui, mais…
L’intelligence artificielle promet des contenus personnalisés, taillés sur mesure pour chacun. Très bien. Mais lisez bien entre les lignes : on vous propose ce que vous aimez déjà. Pas ce que vous ne savez pas encore que vous aimerez. Pas ce qui va vous bousculer. Pas ce qui va vous faire sortir de votre bulle algorithmique.
Un livre, parfois, c’est une claque. Une rencontre imprévue. Un voyage non sollicité qui vous transforme. Ce que l’IA ne peut pas vous offrir, c’est l’inattendu. L’inconfort. Le désaccord. Le vertige du doute.
Et puis franchement, quand on voit ce que l’IA fait parfois avec des résumés de Proust ou des poèmes de Baudelaire, on comprend vite qu’elle n’a pas encore tout à fait saisi le style.
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Oui, on a moins de patience. Mais devinez quoi ? Les ventes de livres explosent dès qu’un roman devient viral sur BookTok ou qu’un auteur se retrouve dans un scandale littéraire. Le dernier Houellebecq, malgré ses 600 pages, ne s’est pas trop plaint de solitude en librairie. Même la Bible, avec ses intrigues multiples et son manque évident de chapitrage Netflix-compatible, reste un best-seller mondial.
Ce n’est donc pas qu’on ne peut plus lire. C’est qu’on a juste besoin d’une bonne raison de le faire. D’un texte qui saisit. D’un auteur qui secoue. Et ça, les livres savent encore très bien le faire.

L’écologie du livre : parlons-en
L’argument environnemental est noble. Mais il faut tout nuancer. Un livre, c’est fait pour durer. Il ne nécessite pas de batterie, pas d’électricité pour fonctionner, et il peut se transmettre sur plusieurs générations. Il peut se vendre d’occasion, se partager, se sauver d’un feu de garage, s’offrir à Noël. Essayez donc ça avec un fichier numérique verrouillé par DRM.
Les livres sont souvent imprimés sur du papier recyclé ou issu de forêts gérées durablement. Et puis, soyons honnêtes : dans la liste des menaces pour la planète, ce n’est pas la bibliothèque de mamie qui vient en tête.
Observez un enfant ouvrir un album cartonné, sentir les pages, pointer les images, mordiller un coin par curiosité (c’est scientifiquement normal jusqu’à 18 mois). L’objet-livre reste un outil de développement, d’attention, de langage. Il stimule le lien parent-enfant, l’éveil, l’imagination. Là encore, aucune tablette ne rivalise vraiment. Même avec les jingles et les lumières intégrées.
Le livre a survécu à l’invention de l’imprimerie, à la censure, aux autodafés, aux guerres, à la radio, au cinéma, à la télé, à l’ordinateur, à l’e-book, à la pandémie… et maintenant, à l’intelligence artificielle. Chaque fois qu’on l’enterre, il revient. Plus beau. Plus dense. Plus nécessaire.
Parce que dans un monde où tout devient fluide, instable, volatile, le livre est un repère. Il est le lieu où l’on revient. Il est le témoin d’une époque, l’écho d’une pensée, la trace écrite d’un être. Il ne disparaît pas. Il attend qu’on le rouvre.
Et puis, le livre a toujours survécu
Ce ne sont pas les livres qui disparaissent. Ce sont certains lecteurs qui s’égarent. Mais ce n’est pas grave : la littérature n’a jamais été une mode de masse. Elle n’a pas besoin de convaincre les foules pour survivre. Elle n’a jamais eu peur de la solitude. Elle vit dans les marges, dans les silences, dans la lenteur. Elle attend, patiemment, que quelqu’un tourne la première page.
Peut-être que ceux qui affirment que les livres n’ont plus d’importance sont précisément ceux qui ne les ont jamais ouverts. Peut-être qu’ils cherchent ailleurs ce qu’ils n’ont pas su voir dans une bibliothèque. C’est facile de déclarer la fin de ce qu’on n’a jamais vraiment connu. C’est même très tendance.
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Mais pendant qu’ils déclarent la mort du livre, des millions de lecteurs continuent d’annoter, de relire, de sentir, de relier les phrases à leur propre vie. Pendant que le monde court, d’autres s’asseyent avec un roman et retrouvent leur souffle. Pendant que les algorithmes prédisent nos goûts, un livre continue de nous surprendre. Alors, non : le livre ne mourra pas. Parce qu’il n’est pas un produit. Il est une rencontre.
Et tant qu’il y aura des hommes et des femmes capables d’écouter les silences entre les lignes, tant qu’il y aura des enfants qui feuillettent le monde, tant qu’il y aura des âmes en quête de vérité ou de beauté — il y aura des livres. Les modes passent. Les formats changent. Les serveurs plantent. Mais les amis des livres, eux, restent fidèles. Et les livres, eux, ne trahissent jamais.
Non, les livres ne vont pas disparaître. Ils vont simplement évoluer, comme ils l’ont toujours fait. Et ceux qui aiment lire continueront à lire, parfois sur papier, parfois en numérique, parfois à voix haute, parfois en silence. L’essentiel, ce n’est pas le support. C’est le souffle.
Et tant qu’il y aura des humains pour douter, pour aimer, pour se perdre et se retrouver entre deux phrases, les livres auront toujours quelque chose à dire.
Ils ne crient pas. Ils n’envoient pas de notifications.
Mais ils attendent.
Et quand on les ouvre… ils parlent.