Si l’on vous demandait de nommer les figures fondatrices de la littérature créole haïtienne, il y a de fortes chances que le nom de Carrié Paultre ne vous vienne pas immédiatement à l’esprit. Pourtant, cet écrivain et intellectuel de Saint-Marc a été l’un des premiers à structurer une œuvre en créole, bien avant que la langue ne soit pleinement reconnue comme outil d’expression littéraire. À travers ses récits, il a non seulement capté l’âme du peuple haïtien, mais il a aussi posé les bases d’un patrimoine encore trop méconnu. Plonger dans son univers, c’est redécouvrir une littérature qui s’est construite dans l’ombre, mais qui mérite aujourd’hui toute la lumière.
L’histoire littéraire est une longue route parsemée d’ombres et d’éclats, de noms glorifiés et d’autres relégués aux marges. Lorsqu’on évoque la littérature haïtienne, les figures de Jacques Roumain, René Depestre, Marie Vieux-Chauvet ou Lyonel Trouillot surgissent aussitôt, comme des évidences. Lorsqu’on parle de la littérature créole, le nom de Frankétienne brille d’un éclat indéniable, auréolé du prestige de Dézafi, souvent désigné comme le premier roman en créole haïtien. Mais derrière les projecteurs braqués sur ces grands noms, combien de bâtisseurs discrets restent oubliés dans les méandres du temps ?
L’histoire, ou plutôt ceux qui la racontent, a ses hiérarchies, ses silences et ses oublis. Pourtant, derrière chaque œuvre qui marque une rupture, il y a des prémices, des expériences pionnières, des tentatives fondatrices qui rendent cette révolution possible.
Parmi ces précurseurs, il y a Carrié Paultre, un nom presque effacé, un écrivain dont les textes ont pourtant pavé la voie à la reconnaissance du créole comme langue littéraire. Un homme qui, bien avant que le créole ne devienne un espace romanesque revendiqué, avait déjà compris que cette langue méritait un statut littéraire, qu’elle pouvait porter des récits, des destins, des douleurs et des espoirs.

Le chaînon manquant de la littérature créole haïtienne
Vous ignoriez probablement le nom de Carrié Paultre avant d’ouvrir Ti Jak (1965), Lerison (1966) ou encore Kote Wout la ye ? (1968). Pourtant, ce Saint-Marcois, né en 1924, fut l’un des tout premiers écrivains à faire du créole une langue de fiction, bien avant que Frankétienne ne publie Dézafi en 1975.
Pourtant, son nom demeure relégué aux marges de l’histoire littéraire haïtienne. Trop souvent, on commence le récit de la littérature créole haïtienne avec Dézafi, en omettant le travail précurseur de Paultre et d’autres auteurs comme Émile Célestin-Mégie, dont le roman « Lanmou pa gin baryè », publié en trois tomes chez Fardin, est sorti en 1975, la même année que Dézafi (Tome 1 : 1975, 178 pages ; Tome 2 : 1976, 177 pages ; Tome 3 : 1977, 181 pages). Certains avancent qu’il aurait été publié quelques mois avant Dézafi, mais faute de preuves concrètes, cette antériorité demeure incertaine. Or, la naissance d’une littérature en créole haïtien ne se limite pas à l’apparition de romans emblématiques : elle s’inscrit dans un long processus de reconnaissance linguistique, où l’écrit a longtemps été dominé par le français, langue de l’administration, de l’élite et de l’instruction.
Alors pourquoi ce silence sur Paultre ? Pourquoi un homme ayant laissé une œuvre aussi vaste et fondatrice est-il si méconnu ?
Formé en agronomie, Carrié Paultre aurait pu mener une carrière paisible. Mais dans l’Haïti des années 1960, où le dictateur François Duvalier imposait la censure et son régime autoritaire, l’engagement politique, littéraire et religieux pouvait coûter cher. Se présentant comme un houngan pour intimider la population et asseoir son pouvoir, Duvalier utilisait le vodou comme un instrument de contrôle et de terreur. Paultre, dont les convictions protestantes l’éloignaient radicalement de cette stratégie et du duvaliérisme, fut contraint de quitter son poste d’agronome en 1963.
C’est le pasteur méthodiste irlandais et missionnaire en Haïti, Ormonde McConnell, pionnier de l’alphabétisation en créole, qui va lui offrir une nouvelle voie. Il l’invite à rejoindre son projet de formalisation du créole écrit, un travail essentiel dans un pays où l’écriture en créole était jusqu’alors limitée à quelques textes religieux et documents pédagogiques.
Paultre devient ainsi un acteur-clé du Comité Protestant d’Alphabétisation et de Littérature (CPAL). Il écrit des articles, traduit la Bible en créole haïtien, mais surtout, il invente une littérature populaire, destinée aux lecteurs créolophones. Ti Jak, publié en 1965 et Amarant, en 1967, (la suite de Ti-Jak), en sont les plus beaux exemples.

L’importance de Ti Jak : un jalon oublié
Ti Jak raconte l’histoire d’un jeune garçon de la campagne haïtienne, confronté au dilemme du choix entre la ville et la terre natale. Ce récit simple, mais puissant, explore des thèmes universels : l’éducation, la transmission des valeurs, l’influence des croyances et la pression sociale.
Si Dézafi est souvent célébré comme le premier roman en créole, il ne faut pas oublier que Ti Jak l’a précédé de dix ans. Certes, on peut débattre du genre exact de l’œuvre – nouvelle, conte, court roman ? – mais son importance littéraire est incontestable.
Paultre fut un précurseur dans un contexte où écrire en créole était un acte de résistance. Il ne s’agissait pas simplement de rédiger des histoires dans la langue du peuple, mais de doter le créole d’une légitimité littéraire, en en explorant les subtilités narratives et expressives.
L’un des aspects les plus fascinants de l’œuvre de Paultre réside dans son usage du créole. Contrairement aux auteurs qui inséraient quelques mots créoles dans des textes majoritairement en français, lui écrivait intégralement en créole.
Son style est oral, imagé, vivant. Il puise dans les proverbes, les rythmes du conte haïtien, les tournures propres à la langue populaire. Son créole n’est pas encore celui, normé, que l’on connaît aujourd’hui : il oscille entre différentes orthographes, témoignant des tâtonnements de l’époque pour fixer une écriture unifiée.
Mais au-delà des aspects linguistiques, ce qui frappe dans ses textes, c’est l’authenticité du regard sur la société haïtienne. Il dépeint avec finesse la vie quotidienne, les valeurs rurales, la morale chrétienne, et surtout, la fracture entre le monde paysan et l’urbanisation croissante.

Pourquoi Paultre “le Balzac haïtien” est-il resté dans l’ombre ?
Le destin de Carrié Paultre rappelle celui de nombreux pionniers oubliés. Plusieurs raisons expliquent cet oubli :
L’absence de reconnaissance académique : Contrairement à Frankétienne, Paultre n’a pas bénéficié du soutien d’intellectuels ou de critiques influents. Son travail, bien que fondamental, est resté en marge des grandes discussions littéraires.
Son engagement religieux : Ses récits étaient souvent teintés d’une vision chrétienne du monde. Dans un milieu littéraire souvent laïc (ou influencé par le vodou ?), voire critique envers la religion, cela a pu freiner sa reconnaissance.
L’impact du contexte politique : Écrire sous Duvalier, c’était naviguer entre les lignes de censure et d’autocensure. Ses œuvres, marquées par une critique des dérives politiques, ont pu être marginalisées.
Le poids du français comme langue littéraire : Malgré les avancées de la littérature créole, le français dominait toujours la scène culturelle. Un auteur créolophone était encore perçu comme un écrivain de seconde zone.
Il ne s’agit pourtant pas ici de réécrire l’histoire ou de la déformer dans une perspective révisionniste. Au contraire, mettre en lumière l’œuvre de Paultre, c’est replacer les faits dans leur juste contexte et rendre à la littérature créole ce qui lui appartient. Trop longtemps, certaines productions ont été invisibilisées par des schémas figés qui dictaient ce qui méritait ou non d’être considéré comme « littéraire ». Mais l’histoire de la littérature haïtienne est bien plus vaste que son canon officiel.
D’ailleurs, Dr. Bryant C. Freeman, professeur émérite de l’Université du Kansas, qui a étudié son travail et a eu l’occasion de côtoyer son œuvre, l’a surnommé « le Balzac haïtien » en raison de sa capacité à capter et à restituer les nuances du quotidien haïtien avec une justesse remarquable, tout en le qualifiant de romancier haïtien de premier plan.

Un héritage à réhabiliter. Un devoir de mémoire littéraire
Aujourd’hui, redécouvrir Carrié Paultre, c’est retrouver une pièce manquante de l’histoire littéraire haïtienne. C’est aussi s’interroger sur la manière dont nous construisons notre mémoire collective. Pourquoi certains auteurs restent-ils au premier plan tandis que d’autres disparaissent dans les limbes ? Quels critères déterminent la postérité d’une œuvre ?
Carrié Paultre n’était pas seulement un écrivain. Il était un passeur de culture, un homme qui a consacré sa vie à donner une voix aux oubliés. Son travail sur la langue créole a posé les bases d’une production littéraire qui, aujourd’hui, continue de se développer avec force.
Dans un monde où les langues minorisées peinent toujours à s’imposer face aux grands idiomes dominants, l’exemple de Paultre est plus pertinent que jamais.
Alors, peut-être est-il temps de sortir ses textes de l’oubli, de les relire avec l’attention qu’ils méritent, et de reconnaître enfin que la littérature créole haïtienne ne s’est pas construite en un jour, ni en un seul nom.
Car après tout, l’histoire littéraire n’est jamais qu’une question de mémoire, et la mémoire, un combat contre l’oubli.
L’histoire est parfois un cimetière d’injustices, où des noms s’effacent sans raison valable, où des voix essentielles disparaissent sous le poids des récits dominants. Mais il revient à ceux qui lisent, à ceux qui écrivent, à ceux qui s’intéressent à la vérité littéraire de faire revivre ces figures oubliées.
Carrié Paultre n’est pas un nom à ressusciter par nostalgie. Il est un maillon essentiel dans l’évolution de la littérature créole haïtienne, un homme qui, en écrivant en créole avant que cela ne soit une norme, a permis que d’autres s’autorisent à le faire. Son oubli n’est pas un accident ; il est le produit d’un récit qui privilégie les éclats les plus visibles au détriment des chemins souterrains qui ont pourtant permis ces éclats.

Il est essentiel de préciser que lorsque nous parlons ici de littérature créole, nous faisons référence à la littérature créole haïtienne. En effet, le premier roman écrit en créole dans l’ensemble des littératures créolophones à base lexicale française n’est pas haïtien, mais guyanais : Atipa, d’Alfred Parépou, publié en 1885, est un jalon fondamental de la littérature créole guyanaise. Il est donc primordial d’inscrire la reconnaissance de Paultre dans son contexte propre, celui du développement du roman créole en Haïti, sans ignorer les autres traditions créolophones.
Ce texte n’est donc pas un exercice de révisionnisme, mais un effort pour replacer l’histoire dans sa juste chronologie. Ce n’est pas une tentative de détrôner les figures consacrées, mais un plaidoyer pour rendre visible un architecte essentiel de la littérature créole haïtienne, un bâtisseur dont le travail a ouvert une brèche dans le mur de l’hégémonie linguistique.
Car l’histoire littéraire ne s’écrit pas seulement avec ceux que l’on érige en monuments. Elle s’écrit aussi avec ces voix qui, loin du bruit, ont creusé le sillon nécessaire pour que les grandes œuvres émergent.
Il est temps que Carrié Paultre retrouve la place qu’il mérite. Que son nom, longtemps laissé dans l’ombre, rejaillisse dans la lumière.
Et peut-être qu’un jour, lorsqu’on parlera de la naissance du roman créole haïtien, on n’oubliera plus de mentionner Ti Jak, Lerison et Kote Wout la ye ? aux côtés de Dézafi. Peut-être qu’un jour, enfin, l’histoire de la littérature créole haïtienne sera racontée dans toute son ampleur, sans silences, sans oublis, sans effacements.

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Bio de Carrié Paultre « le Balzac haïtien » (1924-1999)
Carrié Paultre est né le 8 mars, 1924 dans une famille distinguée de Saint-Marc, Haïti. C’est là dans sa ville natale que la majorité de ses histoires fictives ont lieu. Il a été formé en tant qu’agronome à Damien, près de la capitale et il a ensuite passé deux ans travaillant pour le Départment Haïtien de l’Agriculture. Quand son père est mort, il a dû retourner à Saint-Marc pour aider sa famille avec son commerce de café. Il a travaillé encore comme agronome pour l’Artibonite de 1961 à 1963. Cependant, à cause de ses fortes convictions politiques et religieuses, François Duvalier l’a licencié. Il a été sur le point de se déplacer au Zaïre quand Ormonde McConnell (créateur de l’orthographe du créole haïtien de 1940) lui a demandé de s’intégrer dans son projet pour l’établissement du créole comme une langue littéraire. Le travail de Paultre s’est d’abord concentré sur la production de Boukan, une publication mensuelle du Comité Protestant d’Alphabétisation et de Littérature dont Paultre a été l’éditeur et l’écrivain principal. L’écriture de Paultre dans Boukan, de même que dans ses oeuvres ultérieures, a été fortement influencée par ses croyances chrétiennes, ayant comme but principal l’évangelisation. En fait, il a été l’un des traducteurs de l’Édition de la Bible en créole produite en 1999. L’ensemble de son écriture – y compris les articles de Boukan, ses traductions, et ses nouvelles originales – est vaste, et Dr. Bryant C. Freeman, professeur émérite de l’Université du Kansas qui a connu l’oeuvre de l’auteur, l’a surnommé « le Balzac haïtien ». Une semaine après que Dr. Freeman a collaboré avec Paultre sur un projet, l’auteur est mort soudainement. Des centaines de gens ont assisté à ses funérailles à Port-au-Prince. Bien qu’aujourd’hui ses oeuvres ne soient pas trop répandues dans le monde littéraire, il est clair que Paultre a eu une influence importante sur sa génération et sur les missions protestantes. L’élément charactéristique de l’écriture de Paultre est une représentation honnête de la vie quotidienne haïtienne, accentuée par l’inclusion des proverbes, un schéma narratif qui fait penser à la narration orale, et un ton didactique qui condamne la corruption politique et morale et promeut les moeurs chrétiennes.
L’oeuvre de Carrié Paultre
Romans et récits courts
Ti Jak (1965)
Lerison (1966)
Amarant (1967-68)
Kote Wout la ye? (1968)
Mànwela (1969-71)
Tonton Liben (1975-76)
Wòch nan Solèy (1981-82)
Woman Labadi: Si m te konnen (1982-83)
Se konnen ki fè (1984-85)
Depi nan Ginen (1985-87)
Nikola, Moun Senmak (1987-88)
Lavalas pa ka pote l ale (1989-90)
Andeyò Lakay te pi bon (1990-91)
Timepriz (1974-incomplet)
Zèt Lakay Granpapa l (1991-92)
Kazal (1996)
Traduction
Traduction de la Bible en Créole-Haitien (Edition 1999)
Pour accéder à quelques textes gratuits par Carrié Paultre, veuillez visiter cette bibliothèque électronique de l’Institut des Études Haïtiennes de l’Université de Kansas : https://kuscholarworks.ku.edu/handle/1808/10884