C’est un ministre. Il s’appelle Roberge. Il parle du Québec comme s’il était une minuscule barque sur l’océan humanitaire du monde. Et il rame. Contre les flots, contre les faits, contre la décence. Roberge rame, mais pas dans le bon sens.
L’autre jour, il a dit : « Le Québec ne peut pas, à lui seul, accueillir toute la misère du monde. » Puis, quand on l’a prié de s’excuser (avec un petit mot doux de l’académicien Dany Laferrière en prime), il a refusé. Normal : un ministre ne recule pas devant la vérité… même quand elle est molle comme une vieille guimauve politique.
Mais que signifie vraiment cette phrase recyclée mille fois ? Elle a été dite par Michel Rocard en 1989, dans un tout autre contexte, et n’avait pas été lancée pour désigner Haïti, mais pour justifier une politique de régulation de l’immigration en France. Depuis, c’est devenu une punchline préférée de ceux qui veulent faire croire qu’ouvrir la porte aux autres, c’est risquer d’être submergé par un tsunami d’indigents venus avec des valises pleines de misère et d’odeurs inconnues. Une sorte de fantasme douanier sur fond de saucisses à la crème.
Mais Roberge, lui, innove. Il nous offre une variante sauce sirop d’érable. Dans son communiqué, il ajoute même : « Je comprends que certaines paroles peuvent heurter, particulièrement quand elles touchent des communautés chères à nos cœurs […] mais je ne m’excuserai pas. » Ah, la belle compassion passive-agressive ! Comme si un voisin vous disait : « Je comprends que ça te blesse quand je crache sur ta mère, mais je ne vais pas arrêter parce que j’ai des problèmes de salive. »
Haïti, ce malentendu géopolitique
C’est donc à Haïti que Roberge pensait, en susurrant son aphorisme. Haïti, ce pays qui donne des cauchemars aux ministres pressés. Ce petit caillou noir dans la chaussure de la bien-pensance francophone. Ce pays dont les enfants apprennent Molière avant de savoir marcher, mais qui continue d’être traité comme un pays lointain, presque extraterrestre, dont les habitants tombent du ciel dans nos autobus déjà trop pleins.
Le problème, c’est que Roberge ne semble pas savoir que beaucoup d’Haïtiens n’arrivent pas ici (à la frontière) par caprice, mais conformément à l’Entente sur les tiers pays sûrs, un accord signé entre le Canada et les États-Unis. Et que cette entente prévoit des exceptions précises pour les demandeurs d’asile ayant de la famille au Canada. Ce sont donc des gens qui, souvent, rejoignent un frère, une mère, une fille, un oncle — bref, des proches, pas des squatteurs d’États-providence.
Mais allons plus loin. Quand on parle de « toute la misère du monde », de quoi parle-t-on ? D’Haïti ? Le pays qui a contribué à affranchir les esclaves du continent américain avant même que Napoléon n’ait fini sa tasse de café ? Le pays qui, au XIXe siècle, a offert refuge à des Afro-descendants américains persécutés ? Le pays dont les intellectuels, les musiciens, les médecins et les enseignants ont migré au Québec depuis les années 1960, non pour mendier, mais pour enseigner le français, soigner vos enfants et enrichir vos bibliothèques ?
Oui, cette misère-là a du panache.
Il faut dire que le mot « misère » est pratique. Il donne l’illusion qu’on parle d’un poids logistique, d’un sac trop lourd à porter. Mais en réalité, c’est un jugement moral, un rejet culturel maquillé en contrainte administrative. Car il paraît que le gouvernement de M. Roberge n’est pas contre toute forme d’immigration… Alors, serait-il simplement plus réticent lorsque celle-ci arrive avec des cheveux crépus et des accents syllabiques ?
Les Australiens, eux, ce sont des nouveaux arrivants curieux et bienvenus. Les Haïtiens ? Des miséreux.
Les Européens qui s’installent à Mont-Royal ou à Outremont ? On les qualifie d’expatriés pleins de culture. Mais lorsqu’il s’agit de personnes venues d’Haïti, du Congo, du Sénégal, du Mali, du Cameroun ou encore du Maghreb — Algérie, Maroc, Tunisie — le discours public prend un autre ton. Eux, ce sont des « flux », des « charges », des « tensions sur le logement », des « pressions sur le système de santé ». On évoque alors des « défis d’intégration », des « pressions sur les services publics », des « besoins de planification » ou des « réalités à gérer ». C’est étonnant, tout de même, comme les perceptions varient selon l’origine, alors que tous viennent avec le même désir : contribuer, s’enraciner et bâtir un avenir digne pour leurs enfants.
Un Français qui s’installe à Montréal pour travailler dans le marketing est un « expatrié ». Un Haïtien qui fait exactement le même travail, au même salaire, dans le même bureau… est un « immigrant ». La différence ? Elle ne tient ni au diplôme, ni aux compétences, ni même au statut légal. Elle réside dans le regard social, ce filtre invisible qui transforme un accent européen en atout exotique, et un accent créole en défi à encadrer.
Quand un jeune Haïtien devient ingénieur ici, il doit justifier son accent à chaque entretien d’embauche. Quand il devient humoriste, on le félicite de « bien parler français malgré tout ». Quand il devient chirurgien, on lui demande s’il a étudié « dans un vrai pays ». Et quand il réussit, il devient… un cas d’exception. Jamais la preuve que son pays d’origine est, lui aussi, capable de génie.
Le Québec, ce pays saturé d’humanité (à géométrie variable)
Roberge dit que le Québec a atteint les limites de sa capacité d’accueil. Mais depuis 30 ans, chaque gouvernement québécois dit exactement la même chose — tout en augmentant les seuils d’immigration économique, temporaire ou étudiante, chaque fois que la pénurie de main-d’œuvre frappe.
Par ailleurs, si le Québec est si saturé, pourquoi continue-t-on d’accepter, chaque année, 124 760 étudiants internationaux (dont très peu viennent d’Haïti, en raison d’un nombre très restreint d’autorisations accordées aux étudiants haïtiens et de refus systématiques de visas) ? Pourquoi multiplie-t-on les programmes de mobilité pour les travailleurs de pays européens et asiatiques ? Pourquoi les centres commerciaux débordent-ils d’affiches bilingues anglais-mandarin, tandis que le créole-haïtien, lui, reste un dialecte suspect, rarement valorisé, souvent ignoré ?
La réponse est simple : ce n’est pas une question de capacité, c’est une question de préférence.
Ce qui est fascinant, dans le discours du ministre, c’est sa volonté de séparer compassion et rigueur, comme s’il s’agissait de deux morceaux de viande dans l’assiette. Comme si accueillir des gens avec dignité exigeait de les trier à l’entrée, comme des produits agricoles. Comme si on pouvait dire : « Oui à la détresse, mais pas trop foncée, pas trop pauvre, pas trop traumatisée. »
Mais on ne trie pas la misère. On l’honore, ou on s’en rend complice.
Et si le Québec est en crise — écoles saturées, hôpitaux débordés, logements trop chers — ce n’est pas la faute des réfugiés. C’est la faute de décennies de gestion publique approximative, de sous-investissement et de politiques à courte vue. Ce n’est pas l’immigration qui étouffe le Québec, c’est l’incompétence bien locale de ses gouvernements successifs.
Mais peut-être que Roberge joue un rôle. Après tout, c’est un ancien ministre de l’Éducation. Il a peut-être lu Kafka, et croit que les étrangers sont comme des insectes à écraser. Ou peut-être croit-il être un disciple de Voltaire, défendant la rationalité contre l’émotivité. Mais Voltaire, lui, n’avait jamais vu un Haïtien enseigner le français à son propre fils.
Il y a quelque chose d’ironique dans le fait qu’un ministre de la culture et de la langue française cite des phrases françaises pour justifier un refus d’accueil… de ceux qui, souvent, partagent cette langue avec ferveur, l’enseignent, la chérissent — parfois au prix de leur exil.
Roberge, ministre de la pédagogie inversée
Monsieur Roberge, Haïti n’est pas une misère. C’est un miracle blessé. Un peuple de survivants, de créateurs, de professeurs, d’infirmières, d’enfants qui lisent Victor Hugo à la lumière d’une bougie. Ce n’est pas une masse informe à réguler : ce sont des humains, souvent vos futurs collègues, parfois vos voisins, parfois vos sauveurs silencieux.
Et si vraiment vous croyez que le Québec ne peut pas accueillir toute la misère du monde, commencez peut-être par ne pas y ajouter la vôtre.
Alors non, monsieur Roberge, Haïti n’est pas « toute la misère du monde ». Haïti, c’est surtout tout le mystère du monde — ce mystère dont les racines remontent à l’inimaginable : un peuple d’esclaves devenus citoyens, un petit pays de montagne qui, au milieu des empires, a hurlé le mot Liberté bien avant qu’il ne devienne un mot de passe Wi-Fi dans les cafés de l’Occident.
Haïti, ce n’est pas une statistique. C’est un poème cabossé, un roman virtuose sans éditeur, une symphonie interrompue mais toujours vibrante. C’est un peuple qui vit entre les ruines et les rêves, et qui, même à genoux, ne baisse jamais la tête. C’est un peuple qui pleure en silence, mais qui rit avec ses dents entières. Un peuple qui vous offre le peu qu’il lui reste, et qui, parfois, vous corrige votre français tout en vous laissant croire que c’est vous le civilisé.
À LIRE AUSSI : « Le Québec ne peut pas accueillir toute la misère du monde »… Vraiment ?
Alors oui, aujourd’hui Haïti traverse une tempête. Un chaos. Une asphyxie. Des gangs, des assassinats, un système politique qui ressemble à une blague sans point de chute. Mais monsieur le ministre, les plus grandes nations de ce monde ont connu pire : la France a décapité son roi, l’Allemagne a engendré Hitler, les États-Unis ont connu l’esclavage, la guerre civile, Trump. Et pourtant, personne ne parle d’eux comme des fardeaux.
Parce que la misère des riches est toujours un drame. Et celle des pauvres, une gêne.
Et si le Québec se croit trop petit pour accueillir une partie de ce peuple-là, c’est peut-être qu’il oublie ce que veut dire être grand. Car être grand, monsieur Roberge, ce n’est pas avoir des frontières bien dessinées. C’est avoir un cœur assez vaste pour que les gens s’y sentent moins seuls.
Oui, Haïti a mal. Mais Haïti est debout. Et même si elle chancelle, elle ne rampe pas.
Elle mérite mieux que vos métaphores comptables. Mieux que votre condescendance déguisée en prudence. Mieux que votre rhétorique de caissier en immigration.
Elle mérite du respect. Pas parce qu’elle est parfaite. Mais parce qu’elle est humaine, résistante, digne. Et que vous, monsieur le ministre, auriez tout à gagner à apprendre d’elle un art que vous semblez avoir oublié : l’hospitalité sans préjugé, la solidarité sans plafond, la langue sans barbelés.
Et si vraiment vous êtes en quête de « réalité », en voici une : le jour où les Haïtiens cesseront d’aimer le Québec malgré ses humiliations, ce ne sera pas parce qu’ils auront fui la misère. Ce sera parce qu’ils auront compris qu’ici aussi, parfois, la pauvreté est dans les idées.
Et ça, monsieur Roberge, ça ne se règle pas avec un plan de répartition des arrivants. Ça se soigne avec du courage. De l’intelligence. Et un brin d’humilité.
À LIRE AUSSI : Le mirage du migrant opportuniste
Alors la prochaine fois que vous verrez un immigrant haïtien traverser la rue avec ses enfants, ses papiers et ses rêves dans un sac, ne pensez pas d’abord en termes de place à offrir, mais en termes de chance à partager. Ne voyez pas un poids à gérer, mais une histoire à accueillir. Une main tendue vers l’avenir, non vers l’assistance.
Parce que ce peuple-là, que l’on associe trop souvent à la « misère », porte en lui des siècles de courage, de création, de résilience et de lumière. Et il n’a jamais cessé de croire en la promesse du Québec, même dans les silences les plus rudes.
C’est peut-être cela, au fond, le plus grand hommage à faire à Haïti : reconnaître que malgré tout ce qu’elle traverse, elle continue de marcher vers vous sans haine, avec confiance et dignité. Et cela, monsieur le ministre, mérite plus que des chiffres. Cela mérite du respect.