À croire que l’avant-projet de Constitution 2025 d’Haïti a été rédigé dans une salle climatisée, à l’abri de toute intelligence diasporique. On y sent une volonté subtile — mais ferme — de verrouiller l’avenir politique du pays au détriment de ceux qui, chaque mois, envoient leurs maigres économies à la terre de leurs ancêtres.
Non pas pour acheter le silence, mais pour soutenir les vivants, enterrer les morts, et financer le pays que d’autres détruisent joyeusement, décret après décret.
Ce texte constitutionnel — ou devrions-nous dire, ce brouillon de rejet — a la particularité de faire l’unanimité… contre lui. Surtout auprès de la diaspora haïtienne, cette « colonne vertébrale invisible » de l’économie nationale.
Chaque année, plus de trois milliards de dollars sont envoyés par les Haïtiens vivant à l’étranger, ce qui représente l’une des principales sources de devises du pays. Pourtant, ce même pays, par l’entremise du Comité de Pilotage de la Conférence Nationale, cherche aujourd’hui à exclure ces mêmes acteurs de la vie publique nationale.
Drôle de logique : « On prend votre argent, mais gardez vos idées pour vous ».
Une double peine pour les binationaux
L’avant-projet de Constitution prévoit que seuls les citoyens haïtiens ayant exclusivement la nationalité haïtienne pourront accéder à certaines fonctions électives, dont la présidence et le parlement. C’est l’article 73 pour les députés, l’article 78 pour les sénateurs. Vous êtes binational ? Dehors.
Même si vous êtes né en Haïti, même si vous n’avez jamais craché sur votre passeport bleu, même si vous jurez en créole-haïtien dès qu’on vous double dans un stationnement à Montréal — vous êtes persona non grata.
Et le plus ironique dans tout ça ? C’est qu’une des membres du comité de pilotage qui signe ce texte, Kerlande Mibel, est elle-même canado-haïtienne. Elle est donc exclue par le texte qu’elle promeut. Nous sommes dans l’absurde le plus raffiné : des gens écrivent une loi qui les exclurait eux-mêmes s’ils tentaient de se présenter. Kafka aurait applaudi.
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L’autre clause polémique, c’est l’obligation de résidence continue en Haïti pendant deux à trois ans avant de pouvoir prétendre à certaines fonctions. C’est le moyen parfait pour éliminer tous ceux qui vivent à l’étranger mais restent engagés à fond pour leur pays. Ceux qui ont fui pour des raisons de sécurité, pour étudier, pour survivre — eux aussi, on les raye du destin national. Tant pis s’ils ont formé des dizaines de jeunes en ligne, fondé des ONG ou envoyé des conteneurs de manuels scolaires. Ils n’ont pas mis les pieds sur le territoire pendant trois ans ? Inéligibles. Prochaine question.
C’est un peu comme si on disait à un père qui envoie de l’argent à sa famille chaque mois : « Tu ne vis plus ici, donc tu n’es plus le père. »
Une égalité en carton recyclé
L’article 13 du projet de Constitution déclare, la main sur le cœur : « Le droit de voter, de se porter candidat et d’occuper les fonctions publiques est reconnu aux Haïtiens vivant à l’intérieur du pays et aux Haïtiens vivant à l’étranger, dans les mêmes conditions. »
Ah bon ? Et ces « conditions », ce sont celles qui apparaissent deux pages plus loin : ne pas avoir une autre nationalité, avoir résidé dans le pays plusieurs années d’affilée, ne pas avoir renoncé à sa nationalité dans le passé (même de manière administrative ou contrainte). Bref, une égalité conditionnelle, comme les soldes sur des produits déjà épuisés.
Mais rappelons-le calmement : posséder une deuxième nationalité ne signifie pas renoncer à la première. On parle ici de double nationalité, un principe reconnu en droit international public comme en droit comparé. Ironiquement, je ne connais personne — absolument personne — qui se soit levé un matin pour dire : “Aujourd’hui, je renonce à ma nationalité haïtienne !” Cela n’existe que dans les articles de loi mal inspirés ou dans les cauchemars bureaucratiques.
Dans les faits, un Haïtien binational reste un Haïtien. Et souvent, encore plus impliqué que celui qui vit à quelques mètres d’un bureau électoral mais qui n’y met jamais les pieds.
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On reconnaît ici la stratégie haïtienne du « je t’aime moi non plus » : la diaspora est bonne pour porter des cercueils et des valises, mais pas des idées ni des responsabilités politiques.
Même lorsqu’on lit que des députés et sénateurs peuvent être élus depuis l’étranger (articles 72-3 et 76-3), les conditions sont tellement serrées qu’on a l’impression de lire une circulaire de la NASA pour aller sur Mars. En vérité, tout est fait pour maintenir un simulacre d’inclusion tout en verrouillant l’accès réel au pouvoir.
Et ce n’est pas un oubli. C’est volontaire, planifié, cynique. C’est un message clair : « Merci pour vos transferts, vos Western Union et vos GoFundMe. Mais pour le reste, on vous demande de rester à votre place. »
Haïti n’est pas une île : c’est un archipel humain
Rappelons un fait essentiel : la diaspora haïtienne, ce n’est pas une population secondaire. C’est une partie intégrante de la nation. Elle parle créole, vote parfois même plus que ceux de l’intérieur (quand on lui en donne la possibilité), et elle est souvent plus structurée politiquement que les partis locaux.
Elle envoie des livres, du matériel médical, des idées, de la solidarité. Elle a parfois une meilleure vision de l’avenir du pays parce qu’elle a vu fonctionner d’autres systèmes, d’autres modèles. L’exclure, c’est refuser l’expertise acquise ailleurs. C’est choisir de construire un pays en tournant le dos à la moitié de sa force vive.
Ce projet de Constitution divise le peuple haïtien en deux catégories : les « authentiques », ceux qui vivent sur le territoire, et les « semi-citoyens », ceux qui vivent ailleurs. C’est une forme d’apartheid politique, où le droit d’avoir voix au chapitre est réservé à ceux qui respirent l’air vicié du pays au quotidien, comme si cela garantissait la légitimité morale.
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Mais alors, les 3,5 millions d’enfants de la diaspora qui chantent La Dessalinienne tous 18 mai en terres étrangères, ils comptent pour du beurre ? Les médecins haïtiens en Floride qui offrent des soins gratuits lors de leurs retours ne sont pas assez haïtiens pour proposer une loi ? Les écrivains, les enseignants, les entrepreneurs qui investissent dans leur commune natale n’ont pas voix au chapitre ? Allons donc.
C’est comme si on disait à un cœur transplanté : « Merci de pomper notre sang, mais tu n’es pas un vrai organe. » Pourtant, sans la diaspora, Haïti aurait déjà sombré dans une asphyxie économique totale. Les caisses de l’État sont vides, les routes sont des parcours de guerre, et le système éducatif tient debout par miracle… mais on trouve le moyen de refuser les bras, les cerveaux et les cœurs prêts à servir.
Halte à la Constitution du mépris
Ce texte n’est pas un avant-projet. C’est un arrière-pensée. Une stratégie à peine voilée pour exclure, stigmatiser, marginaliser. Une tentative de garder le pouvoir entre les mains d’une minorité d’initiés, au détriment de la majorité des Haïtiens, qu’ils vivent à Tabarre ou à Toronto, à Miragoâne ou à Miami.
En démocratie, personne ne devrait être obligé de choisir entre ses droits et son passeport. Et une Constitution digne de ce nom ne devrait jamais servir à exclure, mais à rassembler.
Alors, aux membres du Comité de Pilotage — Enex J. Jean-Charles, Gédéon Charles, Edelyn Dorismond, Norah Jean-François, Franck Lauture, Kerlande Mibel, Amary Joseph Noel, Wideline Pierre, Joram Vixamar — mais aussi à vous, membres du Conseil Présidentiel de Transition (CPT), qui portez la responsabilité historique de valider ou rejeter ce texte : sachez-le — l’Histoire n’absout jamais ceux qui codifient l’injustice.
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Car une nation qui exclut ses enfants est une nation qui s’écrit sans avenir.
Et s’ils persistent à verrouiller la Constitution contre leurs propres frères, alors qu’ils se souviennent de ceci : Haïti n’est pas une maison qu’on hérite, c’est un feu qu’on porte. Et ce feu, la diaspora l’a gardé vivant quand plus personne n’y croyait.
Si l’on nous interdit d’y mettre les pieds, alors nous y mettrons le mot. Si l’on nous refuse le droit d’écrire l’avenir, alors nous en serons les correcteurs. Et si l’histoire devait un jour chercher ses coupables, qu’elle commence par ceux qui ont écrit une Constitution pour soustraire un peuple à lui-même.
Car un peuple amputé de sa diaspora est un pays qui marche en boitant vers l’abîme — en se prenant pour un marathonien.
Avant-projet de Constitution de la République d’Haïti-Mai 2025