Le propre des phrases politiques, c’est qu’elles se veulent lapidaires. Courtes, chocs, censées rester dans les esprits. Mais parfois, elles tombent dans un piège vieux comme Machiavel : en voulant frapper fort, elles dévoilent bien malgré elles la petitesse de la pensée. Ainsi en est-il de cette désormais célèbre formule du ministre de l’Immigration, Jean-François Roberge : « Le Québec ne peut pas accueillir toute la misère du monde. »
Oh, la belle trouvaille ! On dirait une chanson triste qui aurait tourné en boucle sur un vieux disque de Michel Rocard. Pourtant, cette phrase n’a rien d’original. Elle est la photocopie politique de cette peur ancestrale qu’ont certains pays riches de voir leur confort dérangé par le bruit du monde.
Et quand on parle de cette « misère du monde », il faudrait au moins rappeler un fait juridique fondamental : plusieurs de ces ressortissants — notamment des Haïtiens — ne viennent pas ici par caprice ou fuite économique, mais conformément à l’Entente sur les tiers pays sûrs signée entre le Canada et les États-Unis. Cette entente prévoit une exception claire pour les personnes ayant de la famille au Canada : époux, enfants, parents, frères, sœurs, grands-parents, petits-enfants, oncles, tantes, neveux, nièces ou conjoints de fait. Beaucoup de ces migrants rejoignent donc des proches qui les accueillent, les soutiennent, les prennent en charge. Ce sont des retrouvailles humaines avant d’être des statistiques politiques.
D’autant plus qu’au sud de la frontière, un vent glacial souffle déjà. Le président américain Donald Trump — revenu au pouvoir — a entrepris d’annuler le programme d’accueil temporaire mis en place par son prédécesseur Joe Biden, connu sous le nom de « Humanitarian parole program », tout en s’attaquant au permis de travail accordé dans le cadre du TPS (Temporary Protected Status) aux Haïtiens et aux Vénézuéliens. Alors que des familles sont menacées de séparation et que des milliers de personnes risquent la déportation, faut-il vraiment fermer la porte à ceux qui cherchent simplement à retrouver les leurs, ici au Québec ?
Et voilà qu’un écrivain — pas n’importe lequel, un immortel de l’Académie française — s’invite à la table avec une réplique à couper le souffle :
« C’est injuste de traiter les Haïtiens de « misère du monde », quand nous savons qu’ils seront la « richesse du Québec » dans moins d’une génération. »
Lui, c’est Dany Laferrière. Il n’a pas besoin de vociférer pour marquer les esprits. Il parle à voix douce et tout le monde s’arrête.
De l’étiquette à la réalité
À quel moment les Haïtiens ont-ils été réduits à une statistique de la misère mondiale ? À quel moment sont-ils devenus des chiffres, des « cas », des « vagues » ? Quand a-t-on oublié qu’ils sont aussi médecins, artistes, ingénieurs, soignants, parents, poètes et piliers discrets du tissu québécois ?
L’erreur fondamentale du ministre n’est pas d’avoir mal parlé — c’est d’avoir mal pensé. Car affirmer que le Québec ne peut accueillir « toute la misère du monde », c’est supposer que ceux qui arrivent n’apportent rien d’autre que leur détresse. C’est oublier qu’ils arrivent aussi avec leurs savoirs, leur culture, leur résilience, leurs enfants brillants et leurs rêves pleins les poches.
Ce que Dany Laferrière nous rappelle — avec cette élégance tranquille qu’on lui connaît —, c’est que la richesse d’un peuple ne se mesure pas seulement en dollars ou en points de croissance, mais en capacité d’accueil, en diversité d’héritage, en intelligence collective.
Prenons un moment pour gratter le vernis de cette phrase ministérielle. Elle nous dit que le Québec est saturé. Qu’il ne peut plus. Trop, c’est trop. Mais qu’est-ce que ce « trop » ?
Est-ce trop de bras pour s’occuper des aînés dans les CHSLD ? Trop de jeunes diplômés haïtiens qui nourrissent les rangs des universités ? Trop de femmes courageuses qui, entre deux emplois mal payés, réussissent à élever des enfants trilingues et respectueux ?
La vérité, c’est que la fameuse « misère du monde » tient debout ce Québec fatigué. Sans cette misère active, généreuse et têtue, on manquerait de personnel dans les hôpitaux, de conducteurs de taxi, d’enseignants suppléants, de commis d’épicerie, de bras pour la construction et même d’âmes pour les églises désertées.
C’est un paradoxe exquis : la misère d’aujourd’hui, c’est la richesse de demain. Mais attention, ce n’est pas automatique. Encore faut-il lui faire une place, la respecter, lui permettre d’exister autrement que comme main-d’œuvre jetable.
De la pauvreté à la fierté : l’ascenseur fonctionne
Le Québec a souvent été à la croisée des chemins. Il aime l’étranger… tant qu’il parle bien. Il célèbre la diversité… tant qu’elle ne dérange pas trop les habitudes. Il défend les minorités… tant qu’elles ne deviennent pas majoritaires dans une école.
Mais il faut se l’avouer : le Québec ne sait pas toujours ce qu’il veut. Il a peur de perdre son âme, alors même qu’il pourrait la sauver en l’ouvrant davantage. Il parle d’intégration, mais il veut surtout qu’on s’intègre en silence. Il parle d’inclusion, mais souvent sans inclure les gens dans les décisions.
À LIRE AUSSI : « Toute la misère du monde » : le Québec mérite mieux que ce discours
Et pourtant, s’il y a un peuple qui peut comprendre ce que c’est que d’avoir peur de disparaître, c’est bien celui-là. Le peuple québécois a longtemps été méprisé, considéré comme une minorité folklorique. Il a dû se battre pour son droit à l’existence, à la langue, à la culture.
Alors, comment expliquer que ce même peuple ne voie pas dans l’immigration — et en particulier l’immigration haïtienne — une prolongation de sa propre histoire ?
L’expérience haïtienne au Québec, c’est une saga de courage. Il y a cinquante ans, ils sont arrivés avec presque rien. Aujourd’hui, ils sont enseignants, chercheurs, chefs d’entreprise, artistes de renom, et même juges.
Et que dire des jeunes nés ici ? On les appelle « deuxième génération », mais ils sont en fait la première génération à ne plus avoir peur. Ils parlent français, parfois mieux que les enfants de la télé. Ils chantent, écrivent, s’engagent, dénoncent, innovent.
C’est d’eux que parlait Dany Laferrière. De cette richesse qui pousse lentement, à la faveur d’un terrain pas toujours fertile, mais arrosé de patience, d’efforts et d’amour.
Alors oui, c’est injuste de réduire tout cela à « de la misère ».
Le futur a un nom créole
Imagine un ministre québécois dans vingt ans, dire devant les caméras :
« Heureusement que nous avons accueilli ces Haïtiens à bras ouverts ! Grâce à eux, notre culture a fleuri, nos écoles ont été sauvées, notre taux de natalité a remonté ! »
Et dans le fond, une petite voix lui rappellerait :
— Mais mon ministre, vous aviez dit qu’on ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde…
Et lui, confus, rétorquerait :
— Oui, mais eux, c’était pas pareil…
Ah. Toujours « pas pareil ». C’est la rengaine qui justifie toutes les fermetures.
Dany Laferrière n’a pas lancé une réplique. Il a lancé une vérité, une promesse : les Haïtiens seront la richesse du Québec. C’est une phrase qui dérange ceux qui aiment compter les problèmes mais pas les potentiels. Une phrase qui bouscule les vieilles certitudes sur l’immigration.
Elle mérite d’être encadrée dans une école, affichée sur un mur d’université, récitée lors des cours d’éthique et culture religieuse.
Parce qu’au fond, cette phrase ne parle pas que des Haïtiens. Elle parle de tous ceux qui arrivent ici avec le ventre vide et le cœur plein. Elle dit qu’un jour, peut-être, le Québec comprendra qu’il n’a jamais été aussi riche que lorsqu’il s’est cru trop pauvre pour partager.
Alors, à tous ceux qu’on appelle encore « misère », ne vous en faites pas. L’histoire vous donnera raison. Et, entre-temps, Dany Laferrière vous a déjà donné une voix.
Un accent d’avenir, pas une facture du passé
Alors soyons clairs : ce que Dany Laferrière a fait, ce n’est pas un simple commentaire. C’est un renversement de perspective. Un petit miracle à la télévision. Il a pris une phrase lourde, fatiguée, toxique — et l’a retournée comme une crêpe pour y faire apparaître une vérité plus nourrissante. En un souffle, il a rappelé à tout un peuple que ceux qu’on appelle parfois « problèmes » sont en réalité les solutions qu’on attendait sans le savoir.
Et si on cessait, une bonne fois pour toutes, de regarder l’immigration avec la même logique qu’un registre comptable ? Si on arrêtait de faire la liste des coûts sans jamais faire celle des bénéfices humains, culturels, économiques et émotionnels ? La solidarité ne se mesure pas à la calculatrice. Elle se vit dans les classes bondées où les enfants d’ailleurs deviennent les amis d’ici. Elle se reconnaît dans les cuisines où les odeurs de griot et de tourtière cohabitent sans friction. Elle se lit dans les yeux d’une infirmière qui ne dit pas un mot, mais qui vous sauve.
Et puis franchement, qui a décidé que le Québec était un pays fini, au bord du débordement ? Il y a de la place, non ? Dans les régions qui se vident, dans les villages qui cherchent des familles, dans les écoles où l’on manque d’élèves, dans les hôpitaux où l’on manque de bras, dans les cœurs, surtout — là où il manque parfois un peu d’audace et beaucoup de mémoire.
À LIRE AUSSI : Le mirage du migrant opportuniste
Les Haïtiens, ce n’est pas « la misère du monde ». Ce sont les futurs collègues de vos enfants, les nouveaux musiciens de vos festivals, les chercheurs qui feront avancer vos universités, les voisins qui ramèneront votre chat, les amis de vos petits-fils, les amoureux de vos filles, les entraîneurs des équipes de soccer, les Frantz Saintellemy, les Dominique Anglade, les Dany Laferrière, les Régine Laurent, les Samuel Pierre, les Frantz Benjamin, les Myrlande Pierre, les Lionel Carmant… du futur — seulement quelques noms parmi tant d’autres (car la liste est longue, mais inutile d’en faire un bottin : ces noms parlent pour tous les autres). Ce sont aussi les tuteurs du soir, les épiciers du coin, les marraineurs de projets et les défricheurs d’espoir. Bref : des gens. Comme vous. Avec un peu plus d’épices dans la voix, c’est tout.
Alors la prochaine fois que quelqu’un ose parler de « misère du monde », qu’il sache que parfois, la misère, c’est d’avoir des yeux et de ne pas voir. Que la vraie pauvreté, c’est celle des idées courtes, des discours paresseux et de l’imagination qui bâille. Et que la richesse, elle, n’est pas toujours où l’on croit. Parfois, elle débarque à Lacolle avec une valise rafistolée et un rire lumineux. Parfois, elle parle créole. Parfois, elle a le front haut. Souvent, elle n’a pas de papiers. Mais elle a un avenir.
Et cet avenir, si on sait le recevoir, il ne nous demandera pas des comptes. Il nous dira simplement merci, en français, avec un accent nouveau — un accent d’avenir.