Le 18 mai marque la fête du drapeau haïtien, symbole fondateur né à l’Arcahaie en 1803 au cœur de la lutte pour l’indépendance. Depuis, cette date est célébrée comme un rappel de l’unité nationale et du courage de nos ancêtres. Pourtant, dans le contexte actuel d’un pays à bout de souffle, gangrené par la violence, l’exil et l’abandon, que reste-t-il de la promesse de ce drapeau ? Peut-on encore le célébrer sans hypocrisie, sans douleur ? Cette chronique est une lettre ouverte à notre mémoire collective, mais aussi un cri de lucidité dans un océan de mensonges patriotiques.
Il y a des jours où les symboles ne suffisent plus à panser les plaies. Où l’étoffe d’un drapeau, aussi belle soit-elle, ne peut couvrir l’étendue d’un pays à genoux. Aujourd’hui, 18 mai 2025, la République d’Haïti s’apprête encore une fois à brandir son emblème bicolore avec ferveur. Dans les écoles, on apprendra aux enfants que le rouge et le bleu cousus ensemble ce jour-là à l’Arcahaie sont les couleurs de l’unité. Que ce drapeau a surgi d’un élan de liberté, d’une volonté farouche de ne plus être esclave, d’un acte de bravoure face à l’Empire colonial. On leur dira que ce drapeau est notre fierté.
Mais que vaut un drapeau qu’on agite sur un champ de ruines ?
Même le berceau du drapeau, l’Arcahaie, n’échappe plus au vertige du chaos. Là où jadis les couleurs de l’union furent cousues dans l’espoir, ce sont désormais les rumeurs d’incursions armées qui cousent l’effroi dans les esprits. La solennité a fui la commune, et avec elle, la possibilité d’y organiser la moindre cérémonie officielle. L’État, pris de vertige, a préféré déplacer les festivités au Cap-Haïtien, comme on déplace une façade sur une scène trop fissurée. Mais même là-bas, entre les détritus non ramassés, les quartiers sans lumière et l’indifférence résignée des habitants, l’éclat de la fête ne prend pas. L’histoire se trouble, les symboles se cherchent un abri.
Chaque année, à cette date, les autorités organisent des discours. On installe des tribunes, on entonne l’hymne national, on dépose des gerbes de fleurs sur des monuments qu’on n’entretient plus. Et le peuple, quand il n’est pas en fuite, quand il n’est pas caché dans un abri, quand il n’est pas pris au piège entre deux factions armées, regarde tout cela avec un silence épais dans le regard. Le silence de ceux qui n’y croient plus.
L’impossible fidélité à un symbole trahi
Le drapeau d’Haïti a été cousu dans la révolte. Il a vu naître une nation d’anciens esclaves qui osaient dire au monde : « Nous serons libres, ou rien du tout. » « Liberté ou la mort! » Il a flotté sur les champs de bataille, sur les décombres de l’ancienne colonie, sur le souffle des premiers rêves d’émancipation noire. Il a traversé les époques, les dictatures, les coups d’État, les catastrophes naturelles, les promesses trahies. Il a résisté à tout, sauf peut-être à l’indifférence actuelle.
On nous demande de respecter le drapeau. D’en faire un totem au-dessus des divisions. Mais comment saluer un drapeau pendant que des enfants meurent de faim à l’ombre de ses plis ? Comment se lever au garde-à-vous quand les écoles ferment, quand les hôpitaux deviennent des cibles de guerre urbaine, quand l’État, derrière ce drapeau, est devenu un spectre impuissant ?
Le rouge ne représente plus le sang des héros tombés pour la liberté, mais celui des victimes anonymes tombées dans les rues de Port-au-Prince, de Carrefour-Feuilles, de Delmas 18, de Cité-Soleil. Le bleu n’évoque plus l’espoir d’un peuple uni, mais le vert-de-gris des blindés étrangers stationnés dans nos quartiers, le froid métallique des armes de contrebande.
Et pourtant, dans les manuels, dans les commémorations, dans les allocutions présidentielles — quand il y a encore un président —, on continue de faire semblant. On répète les mêmes mots, on convoque Dessalines et Pétion, on cite Catherine Flon comme si son geste de couturière sacrée pouvait encore rapiécer notre tissu social déchiré.
Je repense souvent à ce jour de mai 1803. Pas comme à un souvenir glorieux, mais comme à une mise en scène fondatrice dont le peuple haïtien paie toujours le prix. Ce jour-là, les chefs de guerre ont compris qu’il fallait une image forte : unir le noir et le mulâtre, recoudre le pays à coup de symboles. Le drapeau est né comme un acte de propagande politique efficace, certes, mais aussi comme un contrat moral entre les insurgés. Un contrat rompu depuis longtemps.
Ce que nous fêtons aujourd’hui, ce n’est pas seulement une bannière. C’est le mythe de l’unité, constamment trahi. C’est l’illusion d’un État souverain, chaque jour piétiné. C’est la mémoire d’un pays qui refuse de faire face à sa déchéance présente.
Fête du drapeau ou minute de silence ?
Il serait peut-être plus honnête de déclarer le 18 mai journée de deuil national. Car il faut le dire : notre drapeau est en berne, moralement sinon physiquement. Il flotte dans le vent, mais il n’habite plus les cœurs.
Et c’est peut-être cela, la vraie défaite d’un pays : quand même ses symboles ne parviennent plus à émouvoir ceux qui y croyaient.
Il est facile, pour ceux qui vivent loin du tumulte, de se draper dans une fierté abstraite et de me reprocher mon ton désabusé. Mais que savent-ils des ruelles ensanglantées, des écoles fermées par les balles, des enfants qui récitent la devise nationale les pieds dans la boue et la peur au ventre ? Ils confondent patriotisme avec folklore, et préfèrent applaudir l’image plutôt que confronter la réalité.
Je ne suis pas moins haïtien parce que je refuse de m’incliner devant une façade. Je suis de ceux qui croient qu’aimer un pays, c’est aussi le secouer quand il dort trop longtemps dans l’illusion. Ce drapeau mérite notre respect, mais il mérite surtout qu’on le défende avec cohérence, pas avec des slogans vides hurlés entre deux exils.
Je ne peux pas fêter un drapeau pendant que des familles sont massacrées. Pendant que les enfants grandissent sans école, les mères sans avenir, les pères sans dignité.
Je ne peux pas répéter que ce drapeau est celui de la liberté quand tant de compatriotes vivent sous l’emprise de la peur. Quand l’État est tenu par la gorge par des gangs mieux armés que la police. Quand ceux qui nous dirigent ne défendent que leur clan, leur classe, leur compte en banque.
Quand les symboles meurent avant les peuples
Certains me diront que le drapeau est au-dessus de tout, qu’il faut continuer à l’honorer malgré tout. Je répondrai ceci : l’amour du drapeau ne peut être une religion vide. Il ne peut se réduire à une prière rituelle pendant que le pays brûle. Un drapeau sans justice n’est qu’un bout de tissu. Une nation sans peuple libre n’est qu’un mot vide dans les manuels.
Et pourtant, je ne veux pas renier ce drapeau. Je veux encore y croire. Mais pour cela, il faudrait que ce pays me donne une raison d’y croire. Il faudrait que les valeurs qu’il représente soient de retour : le courage, l’égalité, la souveraineté, l’inclusion, la solidarité. Il faudrait que les jeunes qui se cachent aujourd’hui dans les camps de fortune puissent un jour le regarder sans haine, sans amertume.
Peut-être qu’un jour, quand les armes se seront tues, quand les écoles auront rouvert, quand les dirigeants gouverneront avec éthique, quand les pays étrangers cesseront de nous traiter comme une anomalie, ce drapeau retrouvera son éclat.
Peut-être qu’alors, nous pourrons enfin fêter dignement la mémoire de 1803, non pas comme une nostalgie répétée, mais comme une réalité retrouvée.
Mais aujourd’hui, je ne célébrerai pas. Je regarderai le drapeau sans l’embrasser. Je l’écouterai sans l’applaudir. Je le respecterai, oui, mais avec douleur. Avec lucidité. Avec la rage de celui qui voit son pays trahi et refuse de se taire.
Parce que l’amour véritable, même pour un symbole, commence par la vérité.