Aujourd’hui, en me lançant dans cette chronique, je tiens à prévenir : l’exercice n’est pas pour les âmes sensibles. La question pourrait sembler banale, presque absurde : « Et si le Père Noël était haïtien ? » Pourtant, cette question ouvre une fenêtre fascinante sur l’imaginaire collectif, les contrastes culturels et, surtout, l’ironie tragique de la réalité haïtienne.
Cette réflexion trouve ses racines dans une idée entendue dans l’émission 8 milliards de voisins, présentée par Emmanuelle Bastide sur RFI. Le journaliste Tanguy Lacroix, dans sa chronique « Mondoblog chez les voisins », y mentionnait un texte vieux de dix ans, intitulé « Et si le Père Noël devenait africain ? », écrit par le blogueur togolais Renaud Dossavi. Ce dernier y imaginait un Père Noël africain, noir, vêtu d’un boubou rouge et voyageant à dos de chameaux. Ce clin d’œil à la nécessité de réinventer l’imaginaire du Père Noël m’a inspiré une question : et si, par un étrange retournement du destin, ce symbole de générosité devenait haïtien ?
Noël et le contexte actuel
En Haïti, l’idée même de Noël semble surréaliste, tant le décor frôle l’apocalypse. Les gangs armés dominent la scène, transformant les quartiers en véritables zones de non-droit. Si le Papa Nwèl s’aventurait à distribuer des cadeaux, il devrait d’abord négocier avec des chefs de gang, qui ne manqueront pas de taxer son traîneau ou de réclamer une rançon pour ses rennes.
Imaginez-le expliquer à ces derniers que les cadeaux sont destinés aux enfants : « Mwen pa pote zam, se jwèt mwen pote pou timoun yo ! » (“Je n’apporte pas d’armes, juste des jouets pour les enfants !”) Une réponse qui, hélas, serait reçue par un éclat de rire tonitruant, suivi d’une commande immédiate de drones et de téléphones satellite pour renforcer leur arsenal.
Quant aux politiciens et hommes d’affaires ? Ces figures omniprésentes de la débâcle nationale ! Avec eux, Papa Nwèl aurait droit à un accueil chaleureux – mais uniquement pour apparaître sur les photos, un large sourire au milieu d’une conférence de presse. Pendant ce temps, sa hotte serait discrètement vidée pour financer les prochaines campagnes électorales ou des achats de villas à Miami, en République dominicaine ou sur la Côte d’Azur.
Et si jamais il devait passer par l’Aéroport International Toussaint Louverture ? Bonne chance, Papa Nwèl ! Entre les tirs de gangs visant même les avions et les bagages qui disparaissent mystérieusement, sa mission risque d’être écourtée. Les rennes, terrifiés par les explosions, refuseraient probablement de décoller, et son traîneau finirait réquisitionné pour servir de barricade au milieu de pneus enflammés.
Un Papa Nwèl pris dans le chaos haïtien
Il est 23 h 59. Papa Nwèl, à bord de son traîneau volant, approche timidement du ciel étoilé de Port-au-Prince. Mais avant même de survoler les bidonvilles de Cité Soleil et du Village de Dieu, son GPS dernier cri – mais manifestement peu adapté à l’environnement haïtien – commence à dysfonctionner. L’alerte est donnée : « Attention, zone dangereuse. Risque de carjacking aérien. »
Inquiet, le bonhomme à la barbe blanche ajuste ses lunettes et cherche une alternative. Trop tard. Des tirs retentissent. Les gangs locaux, sûrement informés par leurs éclaireurs (oui, même Papa Nwèl n’échappe pas aux réseaux de renseignement des bandits), prennent son traîneau pour cible. Une rumeur enfle dans la zone : « Sé yon lòt avyon blan ki pote zam ak drog pou chef gang yo ! » (“Encore un avion blanc qui transporte des armes et de la drogue pour les chefs de gang !”)
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Pris de panique, il ordonne à ses rennes de battre en retraite. Mais là encore, problème. Les rennes, asphyxiés par les fumées des pneus brûlés et les gaz lacrymogènes d’une énième insurrection, s’écrasent à quelques mètres d’une barricade. Le traîneau, en miettes, attire immédiatement une foule curieuse. « Bagay la bon, ann pran ! » (“C’est bon ça, prenons-le !”)
Et voilà Papa Nwèl dépouillé. Plus de traîneau, plus de cadeaux. Il reste là, hagard, sa hotte désormais entre les mains de contrebandiers qui se réjouissent d’avoir trouvé des tablettes et des jouets dernier cri. Ironie suprême : certains articles seront revendus à la frontière dominicaine, où ils rapporteront plus que le salaire mensuel d’un enseignant haïtien.
Quand le Père Noël perd sa magie
Mais le voyage ne s’arrête pas là. Papa Nwèl, traumatisé, tente de rejoindre à pied un lieu sûr. Le commissariat de police le plus proche semble une option. Mauvaise idée. La police haïtienne, sous-équipée et démoralisée, ne fait guère de différence entre un bienfaiteur et un bandit potentiel. Le bonhomme est arrêté, interrogé, puis relâché – non sans que quelques agents en profitent pour lui subtiliser les quelques bonbons restés dans ses poches.
Affamé et fatigué, il est finalement recueilli par une famille haïtienne. Cette dernière, malgré sa pauvreté extrême, partage son maigre repas avec lui. Ce geste bouleverse profondément le Papa Nwèl, qui réalise que, dans ce pays déchiré, l’hospitalité reste une valeur sacrée.
Pourtant, la générosité de cette famille ne suffit pas à lui rendre espoir. Les enfants, en haillons, le regardent avec admiration, mais aussi une pointe d’interrogation. « Papa Nwèl, ou pa pote jwèt pou nou ? » (“Père Noël, tu n’as pas apporté de jouets pour nous ?”) La gorge nouée, il s’excuse. Le poids de leur déception le hante.
Papa Nwèl s’attaque aux Occidentaux
Une fois rétabli, Papa Nwèl prend une décision radicale. S’il ne peut pas distribuer de cadeaux en Haïti, il ira directement frapper à la porte des responsables de ce désastre. Direction les grandes capitales occidentales. Là, il échange son costume rouge traditionnel contre une chemise en lin froissé et un pantalon beige, typiquement haïtien. Sa hotte, désormais vide, est remplie de lettres écrites par des enfants haïtiens, adressées aux dirigeants du monde.
À Paris, il tente de s’introduire à l’Élysée. Mais on le refoule gentiment : « Monsieur, veuillez déposer votre requête par voie électronique. » À Washington, il est intercepté par les services secrets avant même d’avoir franchi les grilles de la Maison-Blanche. À Ottawa, il est invité à une conférence sur l’aide internationale, où on lui explique doctement que des millions de dollars sont déjà envoyés chaque année à Haïti – sous-entendu : “Le problème, c’est eux, pas nous.”
Fatigué mais déterminé, il change de tactique. Sur les réseaux sociaux, il lance une campagne virale : #UnCadeauPourHaïti. En quelques jours, le monde entier découvre les lettres poignantes des enfants haïtiens. Certaines racontent leur rêve d’aller à l’école sans peur, d’avoir au moins un repas par jour, ou simplement de vivre jusqu’à l’âge adulte. Le message fait mouche. Les grandes puissances, honteuses, promettent une aide humanitaire sans précédent. Mais, fidèles à leur habitude, elles conditionnent cette aide à des réformes structurelles qui ne verront jamais le jour.
Et si c’était nous, les vrais responsables ?
Cette satire n’est pas qu’un simple récit humoristique. Elle est un miroir tendu à nos sociétés. Pourquoi faut-il imaginer un Père Noël haïtien pour réaliser à quel point ce pays est délaissé, méprisé, voire exploité ? Haïti, malgré ses difficultés, regorge d’un potentiel humain, culturel et économique immense. Mais tant que les puissants de ce monde continueront à traiter ce peuple avec condescendance, aucune magie – pas même celle du Père Noël – ne pourra changer les choses.
Alors, cette année, si vous croisez un homme en costume rouge, posez-lui cette question : « Et si, au lieu de distribuer des jouets, vous aidiez à changer le monde ? » Qui sait, il pourrait bien répondre : « Oui, mais commencez par Haïti. »
Au terme de cette aventure rocambolesque, Papa Nwèl, installé dans son fauteuil au bord d’une plage à Labadie, sirote un rhum Barbancourt. Mais son esprit est ailleurs. Devant lui, une carte du monde truffée d’épingles rouges marque les endroits où son aide est la plus nécessaire. Une épingle brille particulièrement : Haïti.
Il soupire profondément et murmure : « Peut-être que je ne suis qu’une invention, un mythe. Mais si des millions de personnes croient en moi, alors, pourquoi ne pas croire aussi en la possibilité d’un monde meilleur ? »
Puis, se levant lentement, il ajoute avec une lueur de détermination dans le regard : « L’année prochaine, je n’apporterai pas seulement des jouets. Je ferai en sorte que là où je passe, l’espoir suive. Et peut-être qu’un jour, ce ne sera plus moi, mais eux qui deviendront les porteurs de ce miracle. »
Et c’est ainsi que Papa Nwèl, chargé de rêves brisés et de résolutions nouvelles, se transforma en un symbole non pas de consommation, mais de résilience et de reconstruction. Car après tout, qui d’autre qu’un Père Noël haïtien pourrait incarner l’idée qu’un avenir meilleur est toujours possible, même au milieu du chaos ?
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