Frankétienne, figure légendaire de la littérature haïtienne, s’est éteint ce jeudi 20 février 2025 à l’âge de 88 ans, laissant derrière lui une œuvre foisonnante, indomptable, à l’image de son esprit incandescent. Il a révolutionné les lettres haïtiennes en brisant les cadres, en façonnant une écriture où le chaos devenait rythme, où chaque mot portait une charge de révolte et de beauté. Ce texte est un hommage à celui qui fut bien plus qu’un écrivain : un mentor, un maître du verbe, un ouragan créatif dont la voix continuera de résonner bien au-delà de sa disparition.

Il y a des écrivains, et il y a des phénomènes. Frankétienne appartenait à cette seconde catégorie : un ouragan créatif, un prophète incandescent, un sculpteur de mots et un alchimiste des langues. Il n’a pas simplement écrit ; il a forgé une littérature nouvelle, une vision du monde où le chaos devient harmonie, où l’indéchiffrable devient une musique intérieure.
Haïti a donné naissance à des génies littéraires, mais aucun n’a embrassé avec autant d’ardeur le feu du langage, aucun n’a dansé avec une telle frénésie sur le fil de la folie et de la lucidité. Aujourd’hui, il n’est plus physiquement parmi nous, mais son œuvre demeure, vivante, indomptable, inclassable.

Le maître de la spirale
Poète, dramaturge, romancier, comédien et peintre, Frankétienne était un artiste total. Pendant de nombreuses années, il fut aussi enseignant et directeur d’école, transmettant aux jeunes générations sa passion pour le savoir et la langue. En 1968, il fonde avec René Philoctète et Jean-Claude Fignolé un mouvement littéraire audacieux : la Spirale. Cette approche, qui transcende les frontières entre roman, théâtre et poésie, prône une liberté absolue du langage et de la pensée. Contrairement à ce que certains ont cru, il refusait le terme « spiralisme », qu’il jugeait trop rigide. Pour lui, la spirale était avant tout un refus du linéaire, une manière d’explorer l’imaginaire sans se laisser enfermer dans un système figé.
Frankétienne ne s’est jamais contenté des formes traditionnelles. Il les a brisées, recréées, transformées en un tourbillon littéraire où chaque phrase, chaque mot semblait répondre à un appel venu d’ailleurs. Avec le spiralisme, il a inventé une manière d’écrire qui défiait la linéarité, qui épousait le mouvement perpétuel de l’Histoire et du chaos haïtien. Dezafi (1975), son chef-d’œuvre écrit entièrement en créole-haïtien, a été un cri de résistance, un manifeste littéraire affirmant que cette langue longtemps méprisée pouvait porter les plus hautes ambitions littéraires.
Il écrivait sur la dictature des Duvalier, mais pour contourner la censure et éviter d’être facilement repéré, il était obligé de créer des mots, d’inventer des néologismes (réf : extrait vidéo YouTube en appui). Chaque phrase portait une charge explosive cachée sous des jeux linguistiques, des détours poétiques, des métaphores cryptées. Son écriture était un acte de survie, une révolte déguisée, une manière de dire l’indicible sans éveiller immédiatement la suspicion du régime.

Ma rencontre avec Frankétienne
J’ai découvert Frankétienne par le biais de Mûr à crever, un roman qui raconte la descente aux enfers d’un jeune homme qui voit la femme qu’il aime s’éloigner. Je me souviens de cette première lecture, laborieuse, presque hostile. Je me heurtais à des phrases qui semblaient se dérober sous mes yeux, à des images enchevêtrées dans une architecture volontairement labyrinthique. C’était une littérature qui refusait la facilité, qui exigeait un effort, une immersion totale. Frustré, je posai le livre, me demandant si je n’étais pas simplement incapable de saisir sa profondeur.
Puis, il y eut cette rencontre. Une conférence dans une petite salle bondée, à Port-au-Prince. Frankétienne était là, vêtu de ses éternelles chemises bariolées, la voix ample, le geste théâtral. Il parlait de la spirale, de l’écriture comme un vortex, de l’impossibilité de raconter Haïti autrement que par le chaos.
« Le monde n’est pas linéaire, pourquoi l’écriture le serait-elle ? » lança-t-il.
Ce jour-là, j’ai compris. Frankétienne ne rendait pas la lecture difficile par jeu ou prétention. Sa complexité était une nécessité, une réponse au tumulte du réel haïtien. Il n’écrivait pas pour distraire, il écrivait pour dire l’indicible, pour sculpter l’invisible. Dany Laferrière, lui aussi fasciné par ce monstre sacré, racontait une conversation qu’il avait eue avec lui :
« Frankétienne m’a dit un jour : ‘Tu écris pour être lu, moi j’écris pour être étudié.’ »
Cette phrase résume à elle seule toute la radicalité de son œuvre. Il ne cherchait pas l’accessibilité, il ne voulait pas séduire. Il voulait marquer. Laisser une empreinte indélébile sur la littérature et sur l’esprit de ceux qui oseraient s’y aventurer.

L’artiste total-capital
Mais Frankétienne n’était pas seulement un écrivain. Il était aussi peintre, dramaturge, musicien, acteur de sa propre mythologie. Sa maison à Port-au-Prince, véritable caverne d’Ali Baba du chaos créatif, débordait de toiles aux couleurs éclatantes, d’esquisses tourmentées où se superposaient visages, spirales, éclats d’écriture. Ses tableaux étaient des prolongements de ses textes, ou peut-être ses textes étaient-ils des prolongements de ses tableaux.
Un jour, un ami m’a raconté une anecdote. En 2010, après le tremblement de terre qui ravagea Haïti, Frankétienne, comme tant d’autres, avait tout perdu. Son logement était fissuré, ses œuvres menacées. Pourtant, quelques jours après la catastrophe, il reprenait la parole, il peignait encore, il écrivait encore.
« L’artiste ne peut pas se taire, même dans les ruines », disait-il.
Lui qui avait consacré sa vie entière à la création, qui revendiquait avoir travaillé sur une soixantaine de livres, environ, et près de 5000 tableaux, ne pouvait s’arrêter, même face à l’effondrement du monde autour de lui. L’art était son souffle, sa résistance, sa manière de défier le chaos. Et il ne s’est jamais tu. Les Métamorphoses de l’oiseau schizophone (spirale en huit tomes ou mouvements), Ultravocal, Les Affres d’un défi, autant de textes où résonnent à la fois la douleur et la démesure, où chaque phrase semble s’élever comme un chant, une incantation à la fois tragique et lumineuse. À travers ses mots et ses toiles, il a laissé une empreinte inaltérable, un tourbillon d’idées et de couleurs qui continuera de vibrer bien au-delà de sa disparition.
D’ailleurs, Les Affres d’un défi (1979) (réédité en 2009) illustre bien cette idée d’une œuvre en perpétuelle métamorphose. Ce roman, écrit en français, ne doit pas être vu comme une simple traduction de Dezafi (1975), mais plutôt comme une réinterprétation, une nouvelle incarnation de la même histoire sous une autre forme linguistique. Fidèle à sa vision du spirale, Frankétienne ne figeait jamais son art : chaque texte, chaque version, chaque langue ouvrait un nouveau cycle, une nouvelle perspective, toujours en mouvement.

Un cri dans le désert
Mais derrière l’exubérance du créateur se cachait une réalité plus cruelle. Frankétienne, géant de la littérature, a vécu ses dernières années dans une précarité indigne de son rang. En 2023, lors de son passage à l’émission Le Point de Radio Métropole, il a lancé un cri de détresse bouleversant. Il confiait être en grandes difficultés financières depuis la période du mouvement Peyi lòk, qui avait plongé Haïti dans une paralysie économique et sociale. Ne pouvant plus voyager pour participer à des salons littéraires, incapable de vendre ses tableaux ou de se produire sur scène, il se retrouvait dans une situation dramatique.
Mais Frankétienne n’a pas quémandé, il n’a pas demandé l’aumône. Ce qu’il a réclamé, c’est que ses concitoyens viennent jusqu’à lui pour acheter son œuvre, ses tableaux, ses livres. Ce geste de dignité a porté ses fruits : il a même réussi à vendre un tableau pour un million de gourdes, preuve que son art conservait toute sa valeur, que son génie ne devait pas être réduit à la misère.
Ce témoignage a fait l’effet d’une onde de choc. Ce week-end-là, les réseaux sociaux ont explosé d’indignation. Comment était-il possible qu’un artiste de son envergure, l’auteur de Pèlen Tèt, celui dont les mots ont façonné l’âme haïtienne, puisse vivre dans une telle précarité ? Partout, des voix se sont élevées, consternées par ce scandale.

Et pourtant, Frankétienne était honoré à travers le monde. Son œuvre était étudiée dans les universités, ses tableaux exposés dans de prestigieuses galeries. À Paris, j’ai même vu une de ses citations gravées dans le métro, preuve de son rayonnement international. Il était célébré ailleurs, admiré, respecté, alors qu’en Haïti, il vivait dans l’oubli et le dénuement.
Cette injustice, hélas, n’était pas une exception. Haïti, terre de poètes et de rêveurs, a toujours maltraité ses génies. Jacques Roumain mort trop tôt, Jacques-Stephen Alexis disparu dans les ténèbres, Jean-Claude Fignolé plongé dans l’oubli… Et Frankétienne, malgré son aura, malgré les honneurs internationaux, n’a pas échappé à cette malédiction.
Il aurait pu partir vivre ailleurs, trouver refuge dans une capitale littéraire où son nom aurait été célébré comme il se doit. Mais Frankétienne était ancré à Haïti, viscéralement.
« Si je quitte ce pays, je meurs », répétait-il.

L’éclair qui ne s’éteint pas
Aujourd’hui, Frankétienne n’est plus. Mais son souffle demeure. Il plane sur la littérature haïtienne, il infuse les nouvelles générations d’écrivains qui osent expérimenter, déconstruire, réinventer. Il est dans chaque mot créole porté avec fierté, dans chaque œuvre qui refuse la facilité, dans chaque artiste qui comprend que la création n’est pas un simple jeu mais un combat, une quête existentielle.
On pourra toujours débattre de l’hermétisme de ses textes, de la radicalité de son style. Mais ce qui est certain, c’est que Frankétienne n’a jamais triché. Il a poussé le verbe jusqu’à ses extrêmes limites, il a refusé toute concession, il a laissé derrière lui une œuvre indomptable, qui défie le temps et l’oubli.
Il y a des écrivains que l’on range sur des étagères, que l’on cite avec respect mais que l’on oublie peu à peu. Frankétienne, lui, continue de vibrer, de hurler, de flamboyer. Comme un ouragan. Comme un éclair. Comme un cri qui ne s’éteint jamais.
Parce qu’il était plus qu’un auteur. Il était une langue en fusion, une parole en transe, un homme possédé par les dieux du verbe. Il était la fièvre de la création, le tumulte de l’esprit, l’orage et l’accalmie.
Et s’il n’a pas eu, de son vivant, l’hommage qu’il méritait, son œuvre est un séisme qui ne cesse de résonner. Chaque génération qui le redécouvre sentira ce frisson, ce vertige, ce choc. On tentera peut-être de le contenir, de le réduire à des analyses sages et policées. Mais Frankétienne ne se contient pas. Il explose. Il brûle. Il consume et illumine à la fois.
Que reste-t-il après lui ?
Une légende, un souffle, un feu sacré. Et cette certitude : tant qu’il y aura des rêveurs, des audacieux, des insoumis, Frankétienne sera vivant.
Lui qui refusait la linéarité, qui transformait les mots en tourbillons et les récits en vortex, ne pouvait pas simplement disparaître. Alors, que son repos soit à son image : mouvant, vibrant, infini.
Qu’il se repose en spirale.