Dans ce pays où l’on aime bien dire que chaque voix compte, il aura suffi d’une voix. Une seule. Pas deux, pas dix, pas mille. Une. Et cette voix, comme une goutte de trop dans un vase qu’on voulait à tout prix conserver intact, a fait déborder tout ce que la démocratie avait de bien-pensant, de bien rangé, de prévisible. Elle a donné la victoire à une candidate que personne n’avait vue venir : Tatiana Auguste, 24 ans, femme noire, francophone, québécoise d’adoption, née ailleurs. Autrement dit, pour certains, une anomalie statistique. Pour d’autres, une révolution.
Mais dans cette victoire historique – et historiquement serrée – quelque chose cloche. Pas dans les faits, non. Mais dans les regards, dans les soupirs, dans les grimaces politiques à peine dissimulées. Dès que le résultat a été connu, un réflexe presque pavlovien s’est déclenché dans l’arène politique : on recompte ! Et si le recomptage confirme la victoire ? On conteste ! Et si la contestation échoue ? On insinue, on fouille, on détourne l’attention. Bref, on refuse l’évidence : une jeune femme racisée, sans passé politique, sans pedigree élitiste, sans nom de famille à rallonge, vient de battre un système à son propre jeu.
Tatiana Auguste, l’exception qui dérange
Ce que Tatiana incarne dépasse largement le cadre de sa circonscription. Elle représente tout ce que le pouvoir établit n’a pas vu arriver : une nouvelle génération qui n’attend plus qu’on lui donne la parole, elle la prend. Une jeunesse éduquée, politisée, audacieuse. Une diaspora qui n’est plus en périphérie, mais en plein centre. Et cela, manifestement, dérange.
Car le problème n’est pas seulement que Tatiana ait gagné. C’est qu’elle ait gagné à Terrebonne. Une circonscription stratégique. Une place convoitée. Une forteresse que certains pensaient imprenable. Le problème, ce n’est pas que la démocratie ait fonctionné. C’est qu’elle ait fonctionné en faveur d’une voix différente.
Alors, bien sûr, on ne le dira jamais comme ça. Ce serait trop frontal. Trop laid. Trop visible. À la place, on convoque le langage des procédures, le ton grave des institutions, les virgules des règlements. On parle de code postal erroné, de bulletin spécial, d’enveloppe mal étiquetée. On multiplie les détails techniques jusqu’à ce que la vérité s’étouffe dans le brouillard administratif.
Le Bloc québécois conteste la victoire. Il veut faire annuler l’élection. Pourquoi ? Parce qu’un vote aurait pu créer une égalité. Un vote, rejeté pour une erreur d’étiquetage. Une électrice, frustrée – certes – mais pas unique. Cinq autres votes, eux aussi arrivés en retard, ont été écartés pour des raisons similaires. Mais étrangement, seule la voix manquante à leur camp devient cruciale.
On croirait presque que la démocratie est à géométrie variable. Quand le résultat nous est favorable, tout va bien. Quand il ne l’est pas, on sort la loupe. Le droit électoral est précis, certes. Mais il n’est pas conçu pour légitimer le déni.
Dans cette logique, ce ne sont plus les électeurs qui décident. Ce sont les avocats. Et cela devrait nous inquiéter. Car si chaque victoire doit désormais passer par la validation du camp adverse, alors le suffrage universel devient un jeu de dupes.
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Tatiana, le symbole malgré elle
Tatiana Auguste n’est pas seulement une élue. Elle est devenue, bien malgré elle, un symbole. Et ce n’est jamais facile à porter. Être la plus jeune députée élue du pays, ça devrait être une célébration nationale. Un message d’espoir. Une fierté partagée. Mais non. Elle est obligée de se défendre avant même d’avoir siégé. D’expliquer qu’elle n’a pas triché. De prouver qu’elle est légitime. Pendant que d’autres, élus par des écarts parfois aussi serrés, poursuivent leur vie politique sans être dérangés.
On parle souvent de plafond de verre. Tatiana nous rappelle qu’il existe aussi des planchers mouvants. À peine a-t-elle posé un pied dans la maison du pouvoir que le sol se dérobe. On remet en question son élection, son parcours, sa validité, son mérite. Tout. On veut la remettre à sa place. Mais quelle place ? Celle qu’on lui accorde quand elle vote, mais pas quand elle gagne ?
Ce qui se joue ici n’est pas une simple bataille juridique. C’est une récidive politique. Une tendance qui veut qu’à chaque fois qu’une figure différente émerge, on cherche à la réduire à un incident. Elle a gagné ? C’est un accident. Refaisons l’élection. Peut-être que cette fois, le bon ordre reviendra.
Mais cette méthode n’est pas sans conséquences. Elle nourrit la méfiance, alimente le cynisme, pousse les citoyens à douter des règles mêmes du jeu. Elle crée une impression d’injustice, surtout dans les communautés racisées qui voient, encore une fois, un des leurs devoir prouver qu’il a le droit d’être là.
Ce n’est pas Tatiana Auguste qu’on conteste. C’est ce qu’elle représente. Une voix différente, jeune, engagée, plurielle. Une parole qui ne vient pas du centre, mais de la marge. Et qui pourtant a su trouver écho.
Ce que Terrebonne révèle du Québec
Terrebonne est devenue, le temps d’un vote et d’un recours, le théâtre d’une tragédie bien québécoise : celle de la peur de perdre le contrôle. Le Québec aime se dire inclusif, ouvert, progressiste. Et c’est souvent vrai. Mais il suffit parfois d’un événement pour révéler les failles dans le décor. Le traitement réservé à Tatiana Auguste est un miroir. Et il ne reflète pas notre plus beau profil.
Il ne s’agit pas de diaboliser un parti, ni de sanctifier une élue. Il s’agit de se demander : pourquoi est-ce que cette victoire, plus que d’autres, dérange autant ? Est-ce seulement une question de bulletin rejeté ? Ou bien est-ce que, derrière les lignes de droit, on assiste à une peur panique de voir émerger une autre génération de leaders, qui ne ressemblent pas aux précédents ?
Tatiana n’a pas volé sa victoire. Elle ne l’a pas achetée. Elle n’a pas manipulé les règles. Elle a fait campagne. Elle a convaincu. Et elle a gagné. De justesse, oui. Mais qui peut dire que les autres gagnent toujours avec panache ? La politique, c’est aussi une affaire de décimales.
Le plus grand risque, ce n’est pas qu’elle soit élue. C’est qu’elle fasse des petits. Qu’elle inspire d’autres Tatiana. D’autres jeunes, racisés, femmes, immigrants, minoritaires, qui se diront : si elle l’a fait, pourquoi pas moi ?
Et c’est peut-être cela, le vrai choc. Pas une voix de trop. Mais une génération qui s’annonce. Et qui ne demande plus la permission.
Tatiana Auguste ne dérange pas parce qu’elle est trop jeune ou trop noire. Elle dérange parce qu’elle est arrivée.
Alors qu’ils comptent et recomptent les voix, qu’ils contestent l’incontestable et invoquent les failles d’une enveloppe pour masquer leurs propres fissures, une chose échappe à leur calcul : ce que Tatiana Auguste incarne ne peut être invalidé par un juge, ni recalculé par une machine. Elle est déjà entrée dans l’histoire. Et l’histoire, elle, ne se réécrit pas à coup de recours. Elle avance, inexorable, portée par celles et ceux qu’on n’attendait pas.
Car il y a des victoires que même une défaite ne peut effacer.
Et si demain l’élection devait être reprise, si les urnes devaient parler à nouveau, qu’ils sachent ceci : on ne pourra pas désélire une génération éveillée, ni défaire une conscience collective en marche. On ne pourra pas renvoyer chez elle une jeunesse qui, pour la première fois, se reconnaît dans un visage, dans un nom, dans une voix.
Ils ont cru qu’elle n’était qu’une erreur d’aiguillage. Elle est, en vérité, le début d’une ligne nouvelle.