Vargas Llosa est mort. Voilà une phrase qui sonne comme un soupir dans une salle de bibliothèque, ou comme un accent aigu mal placé dans un texte du Real Academia Española. Ni fanfare, ni plainte déchirante, mais ce quelque chose de feutré qu’on réserve aux grands qui ont fini par devenir de vieux meubles trop lourds à déplacer dans notre mémoire collective. Il est mort, et nous allons bien, merci.
On pourrait en rester là. Il était grand, il a écrit, il a reçu le Nobel, il a fâché tout le monde. On pourrait. Mais ce serait dommage. Car Mario Vargas Llosa n’était pas qu’un auteur sud-américain flamboyant, habitué des plateaux télé et des tribunes conservatrices. Il était une énigme littéraire, politique et humaine – avec un accent péruvien soigné à la lime, et un sens de la polémique aussi tranchant qu’un coupe-papier d’ambassadeur.
J’ai lu La Fête au Bouc d’un trait – ou presque, tant certains passages donnaient envie de faire une pause digestive. Ce roman-là, c’est le genre de livre où l’on ferme les yeux à la fin, pas pour réfléchir mais pour expirer lentement : quel démon de précision clinique ! Quant à Pantaleón et les Visiteuses, j’ai ri tout en prenant des notes – car Vargas Llosa savait que la sexualité réglementée est toujours un bon sujet littéraire. Tante Julia et le scribouillard, en revanche, m’est tombé des mains. Trop de coïncidences, trop de nostalgie, pas assez de jus. Mais là encore, il écrivait avec un style limpide, et cela lui suffisait parfois pour nous manipuler avec élégance.
Le prince des lettres… et des contradictions
Il était un amoureux de la langue, de la langue, celle qui ne trébuche jamais, qui n’accepte ni les anglicismes de la rue, ni les créolismes joyeux des peuples. Il passait ses journées avec plusieurs dictionnaires ouverts en simultané – ce qui, convenons-en, est déjà un genre d’obsession rare à l’heure des correcteurs automatiques. Il corrigeait jusqu’à ses rêves.
Ce n’est pas pour rien qu’il fut élu, au fauteil 18, à la prestigieuse Académie française en 2021, franchissant les barrières linguistiques comme s’il s’agissait de douanes désaffectées. Premier écrivain jamais publié vivant dans la Pléiade sans avoir écrit en français. Une anomalie linguistique élégamment ignorée par ceux qui voyaient en lui une statue déjà coulée. À l’Académie royale espagnole, on le célébrait aussi, en silence et en souliers vernis, malgré ses petites fixations : pas de « dotor », pas de « haïga », et surtout pas de flexibilité grammaticale genrée.
Et pourtant, il vivait dans un monde hispanophone traversé de torsions phonétiques, de joies populaires et de brouillons syntaxiques. Le peuple parlait mal, mais il écrivait bien. Tel était son équilibre.
Le libéral contre le désordre du monde
Mais Vargas Llosa n’était pas que littérature : il était une opinion publique à lui seul. Un éditorialiste d’El País, un commentateur infatigable de la politique latino-américaine, un tribun de la liberté économique, une sorte de Jean-Jacques Rousseau croisé avec Milton Friedman, qui aurait mangé un ceviche à l’ombre d’un palmier.
Il faut bien le dire : Vargas Llosa a quitté la gauche comme on quitte un amour de jeunesse, avec ce regret feint qui cache mal une fierté nouvelle. Il a embrassé le néolibéralisme au moment même où les peuples en sentaient déjà l’amertume. Il prêchait la privatisation comme on prêche la vertu : en accusant ceux qui doutaient d’être paresseux, suspects, ou trop émus pour comprendre l’économie de marché.
Il croyait à une liberté — celle de l’individu devant l’État — mais oubliait parfois que tous les individus ne partent pas avec les mêmes chaussures au départ. Il aimait le mot méritocratie comme d’autres aiment les bons crus : avec un respect bruyant. Cette foi aveugle dans le marché, cette hostilité tranquille à l’égard des mouvements indigénistes, cette fascination pour l’entreprise privée comme moteur ultime de l’humanité, tout cela en faisait un homme de son époque – ou plutôt, d’une époque qui pensait qu’on pouvait tout résoudre avec un bon taux de croissance.
Mais si la liberté économique suffisait à créer la liberté humaine, alors les pays riches n’auraient plus de pauvres. Ce raisonnement-là, il le fuyait comme un chat fuit une baignoire. Il avait choisi son camp, et ce camp portait cravate.
L’intellectuel et son miroir
Ce qui dérange le plus chez lui, ce n’est pas son libéralisme assumé – après tout, c’est un droit –, mais sa manière d’élever sa position intellectuelle au rang de neutralité morale. En parlant au nom de la raison, il réduisait parfois ses contradicteurs au rang d’irrationnels, de « populistes », voire de sauvages. La vieille ruse du philosophe : « je pense donc j’ai raison ».
Mais ce que cache souvent cette posture de l’intellectuel modéré, c’est un jugement sur ceux qui n’ont pas les mots, pas les diplômes, pas les tribunes. Quand on pense que seuls les lettrés peuvent parler de morale, on exclut tout un peuple du débat. Et ça, c’est une autre forme de violence.
Et puis, bien sûr, il y a eu ce moment mythique, cette scène digne d’un feuilleton : 1976, Mexico, première du film sur les Survivants des Andes. Gabriel García Márquez, souriant comme un bienheureux, s’avance pour saluer son ami Vargas Llosa. Et là, bim : un crochet du droit en pleine figure. Le Prix Nobel de la paix littéraire, en train de se faire refaire le portrait par son futur rival.
On n’a jamais vraiment su pourquoi. Une femme, peut-être. Des désaccords politiques, sûrement. Ou simplement l’égo surdimensionné de deux géants qui n’avaient plus assez de place dans la même pièce. Ce qui est certain, c’est que Gabriel s’est retrouvé avec un œil au beurre noir, et Mario avec une légende.
On raconte que García Márquez, avec son humour malicieux, n’a jamais répondu publiquement à cet acte. Il a laissé la tache sur son visage devenir une phrase silencieuse. Un silence plus fort qu’un long article.
Aujourd’hui, Mario Vargas Llosa est mort, et quelque part, un dictionnaire pleure. Son amour de la langue, sa rigueur presque monastique, sa manière de faire du verbe une arme élégante et chirurgicale, tout cela lui survivra. Il laisse derrière lui une œuvre vaste, souvent brillante, parfois provocante, toujours travaillée.
Il a écrit comme on sculpte. Il a pensé comme on débat en cravate. Il a aimé la langue comme on aime une maîtresse exigeante. Il a mis un poing dans la figure d’un autre Prix Nobel. Il a adoré la liberté, mais surtout celle des riches. Il a été élu dans des académies qui n’avaient jamais vu un tel spécimen. Il a quitté la gauche, mais la littérature ne l’a jamais quitté.
Et s’il fallait lui dire adieu en un mot, ce serait peut-être celui-là : adjectif, comme il les aimait, rare, précis, implacable. Car Vargas Llosa, plus qu’un écrivain, fut un mot long, compliqué, et impossible à traduire sans y laisser un peu de soi.
Mario, repose-toi bien. Là où tu vas, il n’y a ni fautes d’accord, ni critiques littéraires. Juste des lecteurs silencieux, un peu intimidés. Peut-être même Gabriel t’attend pour un second round.