Dans un monde où la générosité se chiffre, où l’aide humanitaire s’administre comme une entreprise et où la justice dépend souvent du montant de l’honoraire, il devient urgent de questionner le coût réel de ce qui semble noble. Derrière chaque geste qui « sent bon » se cache parfois une facture salée. Cette chronique, explore avec légèreté une vérité piquante : la bonté, aujourd’hui, a un prix.
Santi bon koute chè. Ce qui sent bon coûte cher. Ce n’est pas seulement une vérité sortie d’une bouche créole au marché du Cap-Haïtien un matin de pluie. C’est une maxime mondiale, universelle, presque spirituelle, qui pourrait figurer dans un traité de Kant s’il avait grandi à Port-au-Prince ou dans une lettre d’amour de Spinoza à une ONG.
Disons-le tout de suite, et avec le sourire : les bonnes intentions coûtent la peau des fesses.
Un sourire humanitaire? C’est 25 millions de dollars. Un regard compatissant d’avocat pro bono? 3 000 dollars par heure, facturés à la minute, même si vous pleurez en silence. Un savon neutre dans une mission de paix? Sept signatures, un douanier bourru et une note salée de l’ONU. L’humanité, c’est un parfum exquis… mais vendu au litre, sous surveillance.
Un monde où l’assistance a une facture
Imaginons un monde parfait. Quelqu’un tombe par terre, on le relève. Quelqu’un a faim, on partage son pain. Quelqu’un a été expulsé injustement, et l’on crie tous à l’injustice.
Mais dans le vrai monde? Quelqu’un tombe, on appelle un organisme. Il faut remplir un formulaire. Trois exemplaires. Trois copies conformes. Trois timbres. On vous rappelle.
Quelqu’un a faim? On lance un GoFundMe. On fait une campagne avec un slogan. « Nourrissons-le, il le mérite. » Il faut un logo. Une identité visuelle. Un expert en communication stratégique. Budget prévisionnel : 400 000 dollars.
Et pendant ce temps, l’estomac du monsieur continue de grogner.
Parce qu’on ne donne plus. On structure. On professionnalise la compassion. On agence la charité dans des classeurs suspendus. On trie l’urgence selon des codes couleur : rouge c’est très grave, jaune c’est moyennement grave, bleu c’est bureaucratique.
Et si l’on osait dire que la bonté a un tarif?
Prenons l’aide humanitaire. Jadis, une affaire de paniers et de bras solides. Aujourd’hui, c’est de l’ingénierie multinationale.
On débarque à Jérémie ou aux Gonaïves après un cyclone, on distribue des kits : un savon, deux biscuits secs, un petit drapeau de l’Union européenne. Le tout emballé sous plastique, estampillé : « Respecter la dignité du bénéficiaire. »
Sauf que parfois, il faut se battre pour le recevoir, ce kit. Il faut une photo, une attestation de sinistre, et surtout, il faut entrer dans les cases du logiciel. Oui, le logiciel qui dit si vous êtes victime « directe », « collatérale » ou « indirecte à impact psychologique ».
Parfois, les pauvres ne savent pas dans quelle case ils souffrent.
Le plus ironique? La moitié du budget humanitaire est dépensée avant même que la nourriture arrive. Logistique. Billets d’avion. Formations en gestion du stress pour les employés expatriés. Et un consultant à Genève qui évalue « l’impact social du don de moustiquaires ».
Et pourtant, quand le camion arrive enfin avec du riz, il faut le dire : il sent bon. Mais il coûte cher. Santi bon kote chè.
La philosophie de la bonté tarifée
Vous pensez que la justice est gratuite? C’est mignon. Même l’égalité a ses frais de dossier.
Un jeune homme dans un quartier populaire veut faire valoir ses droits. Il a été expulsé injustement, ou humilié, ou simplement ignoré. Il se tourne vers un avocat. L’avocat regarde le dossier, puis regarde sa montre. Il soupire.
— « Vous avez droit à la justice, bien sûr… mais avez-vous les moyens de votre vérité? »
La vérité est un produit de luxe. Elle brille, elle éblouit, mais elle est vendue dans des écrins, avec une facture.
Oh bien sûr, il y a l’aide juridique. Mais elle vient avec un formulaire, une enquête de solvabilité, et la capacité à prouver que vous êtes pauvre mais pas trop — car si vous êtes trop pauvre, c’est suspect. Si vous êtes trop lettré, vous faites peur.
Et si vous êtes noir, créole, haïtien ou sans-papiers, le système juridique vous regarde comme un plat épicé qu’il n’a jamais goûté : curieux, mais hésitant.
Alors on vous met en attente. Vous êtes un cas complexe. Un cas rare. Un cas parfumé. Mais encore une fois… santi bon kote chè.
Nous vivons une époque étrange où la vertu se mesure en ligne budgétaire. Où la compassion se monnaie en tableaux Excel. Où l’élan du cœur passe d’abord par une stratégie de financement participatif.
Mais ce n’est pas forcément nouveau. Déjà dans l’Antiquité, les sophistes faisaient payer leurs leçons de vertu. Socrate était l’un des rares à enseigner gratuitement – et il a fini empoisonné. Coïncidence?
Être bon coûte cher. Non seulement financièrement, mais socialement aussi.
Si vous donnez trop, vous devenez suspect. Si vous aidez trop, on vous taxe de naïveté. Si vous aimez sans retenue, on vous dit que vous n’êtes pas stratégique.
La générosité est devenue un luxe émotionnel. Une zone premium de l’âme.
La pauvreté ne sent pas mauvais, elle sent… l’oubli
Ce n’est pas la misère qui sent mauvais. Ce qui sent mauvais, c’est l’hypocrisie. Ce sont les odeurs de climatisation dans les salles de conférences où l’on décide qui mérite d’être sauvé. Ce sont les parfums importés des réunions de bailleurs de fonds, où chaque larme est convertie en dollars canadiens.
Mais sur le terrain? Une vieille dame qui partage son dernier morceau de pain sans rien attendre en retour, ça ne sent pas bon comme Chanel N°5. Ça sent le vécu. Le sacrifice. L’amour pur. C’est ça, le vrai parfum de l’humanité.
Et pourtant, il ne coûte rien.
Alors, peut-être faudrait-il rêver à un monde où les choses qui sentent bon sont accessibles. Où l’aide ne vient pas avec un formulaire. Où la justice n’a pas de prix. Où l’amour n’est pas fiscalisé.
Un monde où le sourire d’un enfant ne sert pas de photo de campagne. Où la main tendue ne doit pas justifier sa rentabilité. Où les ONG n’ont pas besoin de slogans, parce que les gens font le bien pour le bien.
Ce monde n’existe pas encore. Mais il commence peut-être par une simple reconnaissance : santi bon koute chè, oui, mais ce n’est pas une fatalité. C’est un symptôme. Un avertissement. Une invitation à revaloriser ce qui compte vraiment.
Et si on cessait d’emballer l’humanité sous plastique? Si on la laissait sentir comme elle sent vraiment?
Pas toujours bon. Pas toujours chic. Mais vivante, authentique, libre.
Et surtout, moins chère.