Il arrive parfois qu’une phrase, lâchée au détour d’un sommet international, sonne plus juste et plus forte que mille résolutions diplomatiques.
Le 13 juin, dans la chaleur politique de Brasilia, un homme au parcours aussi rugueux que sincère a posé des mots simples mais lourds, à la fois mémoire et mise en garde. Luiz Inácio Lula da Silva, président du Brésil, n’a pas seulement parlé d’Haïti. Il a parlé pour elle. Et peut-être aussi, à travers elle, pour tous les peuples à genoux qui n’ont jamais cessé de se tenir debout dans leur cœur.

Il ne s’agissait pas d’une envolée militante, ni d’un slogan de plus sur une affiche déjà fanée. Non, c’était une prise de parole lucide, posée, enracinée dans la connaissance du passé et la clarté du présent. Lula a évoqué ce que tant d’autres se refusent à admettre : le fardeau porté par le peuple haïtien depuis plus de deux siècles est un fardeau imposé, non choisi. Et la dette n’est pas celle d’un peuple envers le monde, mais bien du monde envers ce peuple.
L’indépendance comme sentence
C’est un fait historique, presque une anomalie dans le récit occidental du progrès : Haïti a été la première nation issue d’une révolte d’esclaves à se proclamer libre. Mais cette liberté, arrachée au prix du sang, n’a jamais été réellement acceptée. Il ne s’agit pas seulement d’un passé douloureux : les répercussions de cette insoumission se prolongent dans la géopolitique contemporaine.
Car que fait-on d’un peuple qui a défié l’ordre établi ? On l’isole. On le punit. On le tient à l’écart des systèmes de pouvoir. On l’enferme dans un récit de malédiction pour ne pas affronter la vérité : que sa souffrance vient d’avoir voulu être libre trop tôt, selon les codes de ceux qui écrivent l’Histoire.
« Haïti, ce pays qui continue à expier son péché de dignité[…] Les esclaves noirs d’Haïti ont mis en déroute les glorieuses armées de Napoléon Bonaparte, une humiliation que l’Europe ne leur a jamais pardonnée. Durant un siècle et demi, Haïti, coupable de sa liberté, fut obligée de payer à la France une indemnisation gigantesque. Mais cela n’a pas suffi : cette insolence nègre continue de contrarier les âmes blanches. De tout cela, nous ne savons peu ou rien. Haïti est un pays invisible. Il n’est devenu visible que quand le tremblement de terre de 2010 a tué 200 000 Haïtiens. Il faut le répéter jusqu’à ce que les sourds l’entendent : Haïti est le pays fondateur de l’indépendance de l’Amérique et le premier au monde qui a banni l’esclavage. Il mérite bien plus que la notoriété due aux disgrâces. »
Ces mots sont ceux de l’écrivain et journaliste uruguayen Eduardo Galeano, l’une des grandes voix critiques de l’Amérique latine. Humaniste engagé, conteur des silences historiques et des blessures coloniales, Galeano est surtout connu pour son ouvrage culte Les veines ouvertes de l’Amérique latine, écrit au début des années 1970, dans lequel il dénonce avec une plume poétique et implacable l’exploitation du sous-continent par les puissances étrangères et les multinationales. Pour Galeano, l’Histoire n’est pas un musée de dates mortes : c’est un corps vivant qu’il faut ausculter, un cri qu’il faut entendre. Et Haïti, dans cette géographie des humiliations et des résistances, occupe une place brûlante — non comme une victime, mais comme un phare que trop de nations ont voulu éteindre.
Une parole qui brise le silence
Ce qui rend la déclaration de Lula si précieuse, ce n’est pas seulement sa teneur, mais qui la prononce. Le Brésil n’est pas neutre dans la relation avec Haïti. Il a participé, comme d’autres, à des missions internationales controversées. Mais Lula, à l’opposé des technocrates du désengagement, parle avec la légitimité d’un homme du peuple. Il sait ce que signifie la faim, l’exclusion, la stigmatisation. Il parle une langue qui ne cherche pas à humilier, mais à rallier.
Il appelle à un engagement collectif, à un véritable partenariat régional, à une solidarité qui ne soit pas seulement déclarative. Il ne propose pas des discours, mais des pistes concrètes : appui à l’alimentation, lutte contre le réchauffement climatique, renforcement de la connectivité régionale. Autrement dit, une vision à long terme — pas une rustine diplomatique sur une plaie qui saigne depuis trop longtemps.
La tragédie haïtienne est aussi celle de l’oubli. Elle ne fait plus la une, sauf lorsqu’elle gêne. Les reportages se font rares, les promesses d’aide n’aboutissent pas, les conférences internationales tournent à vide. Le peuple haïtien continue de vivre, de rêver, de lutter. Mais dans une solitude qui frôle parfois l’indécence. Et pourtant, rien ne manque à cette nation pour renaître : ni intelligence, ni culture, ni courage. Ce qui lui fait défaut, ce sont les complicités constructives. Les mains tendues qui ne se rétractent pas. Les partenaires qui ne cherchent pas à dicter les règles du jeu, mais à les écrire ensemble.
Ce que Lula semble proposer, c’est justement cela : une nouvelle façon d’entrer en relation. Moins de paternalisme, plus de respect. Moins de conditionnalités, plus d’écoute.
L’espoir ne peut plus attendre
Ce qui est en jeu n’est pas seulement l’avenir d’Haïti, mais celui de toute une région. Car l’effondrement d’un État n’est jamais un fait isolé. Il engendre des migrations massives, des crises sanitaires, des réseaux criminels transnationaux, des déséquilibres politiques. Aider Haïti à se relever, ce n’est pas un acte de charité : c’est un choix stratégique, géopolitique, profondément humain.
Le sommet Brésil-Caraïbes de Brasilia pourrait marquer un tournant, s’il ne reste pas lettre morte. L’implication des chefs d’État présents, dont ceux de la République dominicaine et de la Guyane, témoigne d’un frémissement régional. Une volonté d’aborder le problème autrement, de prendre à bras-le-corps une responsabilité qui dépasse les frontières.
Mais pour que cette volonté devienne action, il faudra plus que des déclarations. Il faudra une constance dans l’engagement, une sincérité dans les alliances, une capacité à remettre en question les schémas anciens.
L’histoire d’Haïti ne s’arrête pas au mot « crise ». Elle commence bien avant, dans un cri de liberté qui résonne encore. Ce cri, Lula l’a fait sien. Et en cela, il a rappelé que l’espoir ne vient pas toujours des puissants. Il peut jaillir d’une voix, d’un geste, d’un sommet tenu loin des projecteurs habituels.
Il ne s’agit plus de plaindre Haïti. Il ne s’agit plus de la réformer, de la surveiller, de la corriger. Il s’agit de la reconnaître. De lui permettre de se réconcilier avec son propre destin, sans être entravée par les chaînes invisibles que lui imposent les puissances modernes.
Ce que Lula a lancé à la face du monde n’est pas un simple plaidoyer. C’est un appel à la justice. Une justice qui ne se mesure pas en millions de dollars ou en missions militaires, mais en reconnaissance. Reconnaissance d’un passé glorieux trop souvent piétiné, reconnaissance d’un présent douloureux trop souvent ignoré.
Haïti n’a pas besoin d’être sauvée. Elle a besoin qu’on cesse de l’étouffer. Ce n’est pas une cause perdue, c’est une voix qu’on n’a pas assez écoutée.
Et cette voix, aujourd’hui, résonne à Brasilia comme elle résonnait jadis aux Gonaïves, à Vertières, à Bois-Caïman. Non pour mendier, mais pour dire haut : nous sommes là, debout, et nous méritons mieux que l’oubli.
Car au fond, ce n’est pas Haïti qu’il faut changer. C’est le regard que le monde porte sur elle.