Triomphe, provocation et revanche : Kendrick Lamar a marqué l’histoire du Super Bowl 2025 avec une performance inoubliable. Premier rappeur solo à occuper la scène de la mi-temps, il a transformé ce moment en un spectacle ciselé, entre célébration de ses succès et règlement de comptes impitoyable.
Il est rare qu’un artiste hip-hop atteigne un tel sommet de la culture populaire américaine, encore plus lorsqu’il refuse de se plier aux conventions du divertissement de masse. Ce 9 février 2025, Kendrick Lamar a accompli ce qu’aucun rappeur solo avant lui n’avait réalisé : dominer la scène du Super Bowl, l’événement télévisé le plus suivi des États-Unis, avec une performance qui relevait autant du spectacle que de la déclaration politique. Ce n’était pas qu’un concert, c’était un manifeste. Un acte de défiance mené par un artiste qui, après plus d’une décennie de carrière, n’a jamais courbé l’échine devant les attentes du grand public. Là où d’autres auraient saisi l’occasion pour rassembler, Lamar a préféré diviser, laissant une empreinte indélébile sur cette soirée qui, déjà, s’annonce comme l’un des moments les plus controversés de l’histoire du show de la mi-temps.
Derrière le sourire éclatant qu’il a affiché en quittant la scène, il y avait autre chose : une jubilation amère, presque vengeresse. Ce Super Bowl n’était pas seulement une consécration pour Lamar, il était aussi l’aboutissement d’une année où il a redéfini les règles du rap game avec “Not Like Us”, une diss-track féroce visant directement Drake, son ennemi juré. En une seule chanson, il avait transformé une querelle personnelle en un séisme culturel, exposant les failles de son rival et consolidant son propre statut d’architecte du hip-hop moderne. Alors que des milliards de spectateurs à travers le monde regardaient son show, la question était sur toutes les lèvres : oserait-il jouer “Not Like Us” sur la scène la plus surveillée de la planète ? Lamar connaissait l’attente, et il a su la manipuler avec une maîtrise diabolique.

De Compton au Super Bowl : la trajectoire d’un poète guerrier
Revenons en arrière. Quand Kendrick Lamar Duckworth a sorti Section.80 en 2011, personne ne pouvait prédire qu’il deviendrait l’un des artistes les plus influents de sa génération. Mais dès ce premier projet, il imposait une voix unique, celle d’un observateur lucide du chaos social et politique qui l’entourait. Contrairement aux rappeurs qui se positionnaient comme des acteurs ou des victimes de ce chaos, Lamar adoptait une posture rare : celle du narrateur omniscient. « Je ne suis pas à l’extérieur en train de regarder à l’intérieur / Je ne suis pas à l’intérieur en train de regarder à l’extérieur / Je suis au centre, en train de regarder autour de moi », affirmait-il. Une phrase qui, aujourd’hui, résonne comme une prophétie réalisée.
Au fil des années, cet équilibre entre introspection et engagement social l’a propulsé au sommet. Good Kid, M.A.A.D City (2012) racontait la survie dans les rues de Compton. To Pimp a Butterfly (2015) fusionnait jazz, funk et colère politique dans un album devenu un manifeste du mouvement Black Lives Matter. DAMN. (2017) lui valait un Pulitzer, une première pour un rappeur. Pourtant, en 2022, il quittait son label historique, Top Dawg Entertainment, et semblait vouloir se retirer du tumulte.
Mais Lamar n’a jamais été fait pour le silence. Lorsque sa rivalité avec Drake a explosé en 2024, il a utilisé son talent de conteur pour transformer une simple querelle en une guerre culturelle. Avec “Not Like Us”, il ne se contentait pas de lancer des piques : il détruisait l’image de son adversaire, l’attaquant sur des terrains où le rap s’aventure rarement, comme la moralité et la réputation. Le morceau a dominé les charts, provoqué un débat national et, maintenant, le voici au Super Bowl, face à l’Amérique toute entière, prêt à jouer avec les limites du mainstream.

Un spectacle écrit comme une tragédie grecque
Si certains espéraient un concert festif, ils n’avaient pas compris Kendrick Lamar. Dès les premières secondes, il imposait une mise en scène théâtrale, où chaque détail semblait chargé de symbolisme. La surprise d’entrée : Samuel L. Jackson, en costume étoilé, prenant le rôle d’un oncle Sam cynique et moqueur, une allusion directe aux attentes oppressantes de l’Amérique blanche vis-à-vis des artistes noirs. Ce choix de casting n’était pas anodin : Jackson, icône du cinéma et voix du militantisme, incarnait cette figure ambiguë du mentor qui encourage mais impose des règles, comme un écho au monde du divertissement qui célèbre les artistes noirs tout en leur dictant leur conduite.
Puis, il y avait la scénographie. Une Buick Grand National GNX 1987 trônait au centre de la scène, un clin d’œil évident à la culture automobile de la côte ouest et à son dernier album, GNX. Mais aussi une provocation : la GNX est une voiture associée aux trafiquants de drogue des années 80, un rappel du passé criminel que l’Amérique aime reprocher aux rappeurs tout en glorifiant leur ascension. Tout dans cette ouverture sentait la subversion élégante.
Les morceaux s’enchaînaient, et avec eux, une montée en tension savamment orchestrée. Il jouait avec l’audience, refusant d’offrir immédiatement ce que tout le monde attendait. Il préférait tester les nerfs du public avec des inédits, frustrant ceux qui espéraient un best-of rassurant. Quand il a enfin effleuré “Not Like Us”, ce fut un jeu du chat et de la souris : une montée dramatique où il laissait planer le doute, jusqu’à ce que les premières notes surgissent et que l’explosion émotionnelle du public confirme ce que tout le monde savait déjà : cette chanson était devenue plus qu’un simple clash, elle était un phénomène.

L’irrévérence comme victoire ultime
Là où d’autres auraient cherché la réconciliation, Lamar a choisi la provocation pure. Il savait que les sponsors du Super Bowl, les dirigeants de la NFL, les avocats de Drake et même l’industrie musicale tout entière retenaient leur souffle. Mais au lieu d’édulcorer son message, il l’a amplifié. Quand il a lâché cette punchline assassine — “Dis, Drake, j’ai entendu dire que tu les aimes jeunes”, il a atteint un point de non-retour. Ce n’était pas un simple diss, c’était une humiliation publique, une mise en scène calculée pour faire de cet instant un moment d’histoire.
Et pour clore cette performance en apothéose, Serena Williams est apparue au bord du terrain et s’est mise à exécuter un Crip Walk, une danse associée au gang des Crips et à la culture de Compton. Ce geste n’était pas anodin : Williams, qui partage avec Lamar les mêmes racines californiennes, avait été en couple avec Drake dans le passé. Voir l’ancienne compagne du rappeur canadien danser sur “Not Like Us” était un message subliminal d’une puissance inouïe. Ce n’était plus un simple clash musical, c’était une humiliation publique prolongée. Et pour ceux qui ne comprenaient pas l’impact, il suffisait de se rappeler que Serena avait déjà été vivement critiquée pour avoir fait cette danse aux JO de Londres en 2012. Cette fois, au Super Bowl, elle la refaisait en signe d’adhésion au triomphe de Kendrick.

L’héritage d’un moment gravé dans l’histoire
Ce Super Bowl 2025 restera dans les mémoires non pas pour sa perfection technique, mais pour ce qu’il représentait. Lamar n’a pas cherché à plaire à tous, il a préféré prendre le risque d’être polarisant. C’était une célébration de sa victoire, oui, mais une célébration teintée d’une arrogance assumée, celle d’un homme qui sait qu’il a gagné la bataille culturelle.
Avec ce show, il a démontré que le rap pouvait s’imposer dans les sphères les plus sacrées du divertissement américain sans perdre son âme. Il a prouvé que l’authenticité pouvait triompher sur le marketing, que la provocation pouvait être une arme plus redoutable que l’apaisement.
Et Kendrick Lamar, lui, aura prouvé une fois de plus qu’il était bien plus qu’un rappeur. Il était devenu une légende vivante.
Mais dans l’histoire du hip-hop, chaque triomphe porte en lui la promesse d’une nouvelle guerre. En quittant la scène du Super Bowl, Lamar savait que son show ne marquait pas une fin, mais un début : celui d’un chapitre où son nom résonnerait au-delà de la musique, comme une force culturelle inébranlable. Les débats allaient faire rage. Les soutiens et les critiques allaient s’affronter avec la même intensité. Drake allait-il répondre ? L’industrie allait-elle tenter de le censurer ?
Pourtant, sous les néons du Caesars Superdome, alors que le public rugissait encore sous l’effet du choc, une certitude demeurait : Kendrick Lamar avait changé la donne. Il avait réécrit les règles du Super Bowl, du rap et du spectacle. Il avait prouvé que l’art, lorsqu’il est porté par une vision, pouvait toujours renverser les certitudes, briser les convenances et marquer l’histoire.
Et en un sourire, en un regard caméra chargé de défi, il semblait déjà dire au monde : vous n’avez encore rien vu.