Le 1er juillet, au Canada, c’est un peu comme ce cousin un peu étrange qu’on ne sait jamais trop comment saluer : on ne sait pas si on doit lui offrir une bière, un drapeau, ou un coup de main pour déplacer son frigo.
C’est la fête nationale, bien sûr. Mais au Québec, c’est aussi la fameuse — l’inévitable, l’incontournable — journée du déménagement.
Autrement dit : pendant que le reste du pays s’habille en rouge et blanc pour chanter O Canada, souffler dans les flûtes en plastique et admirer les feux d’artifice, des milliers de Québécois, eux, transpirent dans des escaliers étroits avec un matelas sur la tête et un chat dans un sac.
Mais moi, ce jour-là, je fais les deux. Je célèbre.
Je célèbre ce pays qui m’a adopté, moi, venu d’Haïti avec mes rêves un peu froissés dans les bagages. Je célèbre aussi le Québec, ma patrie de cœur, là où j’ai planté mes mots, mes enfants, ma vie. Et je n’oublie jamais d’où je viens. Haïti, ce n’est pas un simple souvenir. C’est mon berceau de vérité. Là où le monde m’a appris à marcher, à me battre, à rêver avec les poings serrés. Alors aujourd’hui, je trinque. Au Canada. Aux cartons. Aux débuts. Aux recommencements.
Canada : une terre large comme une promesse
Le Canada, on le dit vaste, paisible, modéré. Un pays où l’on s’excuse quand on vous marche sur le pied, même si c’est vous qui avez foncé. Un pays où l’on débat de tout… calmement. Même des sujets qui ailleurs enflammeraient les rues, ici, on les dissout dans les procédures et les commissions parlementaires.
Et pourtant, derrière cette façade de politesse institutionnelle, le Canada est une mosaïque. Une expérience en mouvement. Un pays construit non pas sur la conquête (quoique…), mais sur la cohabitation.
Ici, l’hiver est un langage national. Le hockey, une religion. Les parcs naturels, un culte. Et le sirop d’érable, une devise secrète.
C’est un pays où l’on peut entendre six langues dans un seul bus, où un enfant d’Ukraine, une mère syrienne, un jeune du Nigeria et une famille d’Haïti peuvent partager le même trottoir et le même avenir.
Est-ce que tout est parfait ? Non. Mais il y a ici cette volonté presque naïve mais touchante de bien faire. D’accueillir. De réparer parfois ce que d’autres pays préfèrent ignorer.
Pour un immigrant, pour un exilé, pour un homme qui a dû recommencer, cela compte.
Le Québec : mon pays de cœur et de déménagement
Mais parlons du 1er juillet à la québécoise.
Au Québec, ce jour de fête est surtout une date clé de l’immobilier et du dos en compote. C’est la journée nationale du frigo dans l’ascenseur, du sofa qui ne passe pas dans l’escalier, des propriétaires stressés, des locataires essoufflés et des voisins qui croisent votre vie dans des boîtes mal scotchées.
Cette tradition du déménagement en masse le 1er juillet, héritée d’une ancienne réglementation pour protéger les locataires du froid hivernal, a survécu aux décennies. Et elle est devenue, au fil du temps, presque une sorte de folklore moderne. Une comédie annuelle. Un ballet d’armoires et de divans. Et pour les enfants, une source inépuisable de boîtes à transformer en châteaux.
Mais, soyons honnêtes, c’est aussi une journée d’une redoutable logistique. Le 1er juillet au Québec, il faut réserver son camion comme on réserverait une salle de mariage : six mois à l’avance. Sinon, vous vous retrouvez avec votre télé dans une brouette, votre matelas sous la pluie et votre chat traumatisé dans une boîte à chaussures.
Et pourtant, il y a quelque chose de beau là-dedans. Le 1er juillet, au Québec, c’est aussi la fête de ceux qui recommencent. Ceux qui changent de rue, de vie, parfois d’amour. C’est la fête de ceux qui prennent leur courage à deux bras et déplacent leur monde avec l’aide d’un beau-frère et deux amis.
Et moi, je vois dans ce chaos organisé une métaphore du pays tout entier : un lieu en constant déménagement. Un pays où tout le monde vient d’ailleurs. Même ceux d’ici.
Trois pays dans le cœur
Haïti, le Québec, le Canada. Trois noms dans ma vie, trois pays dans mon cœur. Trois couleurs sur ma carte de l’âme.
Haïti, c’est le tumulte, la blessure, la fierté. Là où j’ai appris à écrire avec des silences et à parler avec le regard. C’est le lieu de mes premières questions et de mes plus vieux souvenirs.
Le Québec, c’est le langage réinventé, les hivers rugueux et les printemps qui prennent leur temps. C’est là que j’ai appris à ralentir, à réapprendre, à parler autrement. C’est là que j’ai compris qu’un accent n’est pas une barrière mais une chanson.
Et le Canada, c’est l’espace. L’institution. Le refuge. C’est le pays qui m’a offert ce que mon île ne pouvait plus garantir : la sécurité, l’espoir, un cadre pour grandir et pour bâtir.
Il y a des jours où je me sens québécois jusqu’au bout des idiomes. D’autres où je suis haïtien jusqu’au fond de l’estomac. Et souvent, je me sens canadien dans la patience et la diplomatie avec lesquelles j’essaie de concilier tout cela.
Alors aujourd’hui, pendant que certains regardent le ciel s’illuminer au-dessus des rivières canadiennes, pendant que d’autres tirent une dernière boîte de conserve du garde-manger avant de la placer dans un camion de location, je me tiens là, entre deux identités, avec un sourire et une mémoire pleine.
J’aime ce pays. J’aime son imperfection tendre. J’aime ses contradictions. J’aime que l’on puisse célébrer une fête nationale pendant que des milliers de gens changent d’adresse. J’aime que l’on puisse se sentir chez soi dans un endroit que nos ancêtres n’ont jamais foulé. J’aime que le mot « chez nous » ne soit plus forcément un lieu, mais une promesse.
Feux d’artifice et bras tendus
Ce 1er juillet, je n’allumerai pas de pétard. Je ne soulèverai pas non plus de canapé. Mais je lèverai un verre — au passé, au présent, à l’avenir.
Je lèverai un verre aux déménageurs du cœur. À ceux qui changent de vie sans toujours le vouloir. À ceux qui traversent l’hiver avec une valise pleine de rêves et qui découvrent ici une place pour les poser.
Je lèverai un verre à ce pays qui, malgré tout, laisse entrer. Même mal. Même lentement. Même imparfaitement.
Bonne fête du Canada, donc. Ou du déménagement, c’est selon. Mais quoi qu’il en soit : bonne fête à ceux qui avancent. À ceux qui recommencent. À ceux qui s’essayent à une nouvelle langue, un nouvel emploi, une nouvelle rue.
Bonne fête à ceux qui s’élèvent un peu chaque jour dans un pays qui, lui aussi, cherche à mieux faire.
Et surtout, bonne fête à cette idée — fragile, mais précieuse — qu’un jour, on peut appartenir à plus d’un lieu, à plus d’un peuple, sans renier aucun.
Et si, au fond, cette journée du 1er juillet, avec ses cartons et ses feux d’artifice, ses refrains patriotiques et ses matelas dans les escaliers, nous rappelait une vérité toute simple : tout le monde, un jour, déménage.
Pas seulement d’une adresse à une autre. Mais d’une vie à une autre. D’un pays à un autre. D’un soi à un autre. C’est l’histoire de l’humanité depuis toujours : des nomades cherchant un feu, un abri, une raison de rester en vie.
Le pays des recommencements
Personne ne choisit vraiment son point de départ. On ne choisit pas où naître, sous quel drapeau on pousse son premier cri, ni à quelle langue on fait ses premiers pas. Mais on peut parfois choisir où espérer, où reconstruire, où aimer à nouveau.
Alors oui, certains arrivent ici avec des papiers froissés, des accents tordus, des habitudes qui étonnent. Mais est-ce si grave ? L’ancêtre de vos ancêtres aussi, il a débarqué ici un jour, avec une valise, un rêve ou une fuite. Il a eu peur de l’hiver. Il a trouvé l’été trop court. Il a hésité. Et il a recommencé. Comme nous.
La seule vraie différence entre nous, ce n’est pas la couleur de la peau, ni le pays d’origine, ni le prénom difficile à prononcer. La seule vraie différence, c’est le moment de l’arrivée. Vous, c’était il y a trois générations. Moi, c’était il y a trois ans. Et demain, ce sera peut-être votre enfant qui partira ailleurs, avec un passeport canadien en poche, espérant qu’on l’accueillera comme un frère.
Alors on peut bien débattre de politiques, discuter d’identité, exiger de l’ordre et du cadre — c’est sain, même nécessaire. Mais ce que nous ne devons jamais perdre, c’est la tendresse du regard sur ceux qui arrivent. Car il n’y a rien de plus courageux que de recommencer ailleurs. Et rien de plus canadien, peut-être, que de tendre la main à celui qui frappe à la porte — qu’il vienne pour fuir, pour bâtir ou simplement pour vivre.
Ce pays est grand. Il y a de la place pour les silences, les racines, les doutes et les recommencements. Il y a de la place pour ceux qui arrivent avec un dictionnaire à la main et un rêve dans l’autre poche. Il y a de la place pour ceux qui, le 1er juillet, montent un lit IKEA dans un 4 1/2 vide, en se disant : « Ça y est. Je suis ici. »
Et si ce jour est aussi la fête du Canada, alors célébrons-le pour ce qu’il est : un pays en mouvement, imparfait, chaleureux, et toujours à réinventer. Un pays qui n’est pas né pour fermer les portes, mais pour les laisser entrouvertes, juste assez pour que le vent y entre, et avec lui, une voix nouvelle, une musique inconnue, un accent qu’on apprendra à aimer.
Oui, bonne fête du Canada. Bonne fête du déménagement. Bonne fête à ceux qui partent, à ceux qui arrivent, à ceux qui restent. Et bonne fête à nous tous — un peuple de passages, de traces, et d’espérance.