C’est un petit secret que l’on ne glisse qu’à l’ombre d’un manguier, entre deux gorgées de clairin et une poignée de sueur sur le front : Port-au-Prince n’est pas une ville. C’est une serrure.
Et comme toute serrure qui se respecte, elle n’obéit qu’à ceux qui en possèdent la clé… ou du moins, un double bien poli.
Un jour, un citoyen haïtien, lucide comme seuls le sont les survivants du réel, me confia : « Avant d’entrer dans Port-au-Prince, il faut connaître celui qui a la clé de la ville… pour lui demander un double. »
C’était dit avec le sourire tremblant de ceux qui savent que la vérité fait plus mal que les balles perdues.
Car dans cette capitale aux mille feux — feux d’essence, feux d’yeux, feux de détresse — il existe des zones grises que ni la presse ni la poésie n’osent fréquenter. C’est que Port-au-Prince n’est pas la même ville pour tout le monde. Non. Elle est une illusion géographique partagée entre ceux qui rampent et ceux qui survolent. Et l’accès aux hauteurs, vous l’aurez deviné, se mérite : il faut être parrainé.
Clés en main, cœurs en miettes
Il y a ceux pour qui Port-au-Prince est un cimetière d’opportunités, et ceux pour qui elle est un cabaret permanent, à ciel ouvert, où la violence s’évapore le temps d’une grande célébration publique ou privée. Le week-end dernier, par exemple, pendant que la plèbe étouffait dans le smog des pneus brûlés à Carrefour-Feuilles, un concert laser illuminait les hauteurs de Pétion-Ville. Les journaux n’en ont parlé qu’à moitié.
Les micros ont capté les voix des artistes, pas les cris d’en bas. Et pour ces gens-là, vous pouvez leur offrir la Suisse, la Suède, Singapour ou même Saturne, rien ne vaut Port-au-Prince. Car dans leur version secrète de la ville, tout est calme, tout est ordre. Ce sont des initiés, des grands titulaires du double des clés.
Et vous, non-initié, gare à vous de vous aventurer sur leur passage : vous ne tiendrez pas long feu, ni même long souffle. Pour eux, c’est l’adresse la plus sécurisée de la planète, car ils contrôlent tout, jusqu’à l’insécurité elle-même.
Ce n’est pas pour rien que le département de la Sécurité intérieure des États-Unis et le gouvernement canadien ont fini par lever le rideau en sanctionnant ces magnats du quotidien, ces banquiers à l’ombre longue, ces politiciens à l’haleine douteuse. Bref, tout un théâtre d’élites qui, pendant que le peuple fume de la misère, eux, organisent des bals dans l’enfer climatisé.
Et pourtant, tout le monde sait — ou fait semblant de ne pas savoir — que la paix temporaire de ces événements n’est pas le fruit d’une soudaine bienveillance divine. Non. Elle est le produit d’un arrangement. Une entente tacite. Une trêve signée à l’encre invisible entre les organisateurs et ceux qui tiennent les clés : les chefs de gangs, les parrains de l’ombre, les véritables préfets de cette ville sans administration.
Vous n’avez jamais vu une capitale aussi dangereuse devenir aussi paisible que lors d’une mise en scène nocturne et de festivités supervisées par le diable en smoking, où l’insécurité se retire poliment, les kalachnikovs prennent congé, et les chefs de gangs deviennent invisibles — le temps d’un week-end réservé à ceux qui, dans l’ombre, possèdent les clés, les codes, et les complices.
La légende des braves… ou des bien branchés
On entend souvent ces paroles creuses, teintées de nationalisme mal placé : « Moi, je suis brave, je reste à Port-au-Prince ! » Mais qui sont ces « braves » exactement ? Et surtout, à quelle version de Port-au-Prince ont-ils accès ? Il y a quelques mois, l’enfant d’un de ces « braves », fils d’un grand magnat a été enlevé par erreur. Mauvais ciblage. Le petit voyou responsable n’avait pas reçu la mise à jour du carnet de contacts.
Résultat : le chef de gang de Grand-Ravine « Ti Lapli » a ordonné son exécution et a personnellement présenté ses excuses à la « victime accidentelle », expliquant que ce genre d’erreur était intolérable… dans ce cercle. Vous l’avez compris : Port-au-Prince est un club sélect. Et l’entrée se fait sur invitation. Ce que personne ne vous dira, c’est que ces « braves » ont des parrains. Des contacts. Des arrangements. Des protections. Et pour eux, le chaos est juste une décoration de fond, un bruit de ville, un folklore pittoresque qu’on observe de loin, avec des vitres blindées.
Imaginez la scène. Une grande scène montée au cœur d’un quartier brûlé la semaine précédente. Des haut-parleurs tonitruants font trembler le béton encore noirci par les flammes. La foule danse, les drones filment, les influenceurs sourient. Et tout autour, des maisons calcinées pleurent en silence. On fête dans les ruines comme on arrose un champagne dans un cimetière.
Mais derrière chaque note — de jazz ou de kompa — qui fait vibrer les soirées de Port-au-Prince, il y a un pacte scellé en coulisses. Et derrière chaque lumière de projecteur qui éclaire la scène, une ombre bien plus grande étend son emprise silencieuse. Ce qu’on ne vous dira pas, c’est qu’organiser un événement dans cette ville où même les pasteurs se font kidnapper en plein sermon, micro encore allumé, requiert bien plus qu’un permis municipal.
Il faut une bénédiction, oui, mais une bénédiction très particulière — celle des véritables maîtres de l’ordre invisible. Car ici, la sécurité ne se garantit pas par une patrouille de police, mais par un coup de fil discret à des hommes que l’on ne voit jamais dans les communiqués, mais qui règnent sur la ville comme des dieux anonymes. Ne nous y trompons pas : ce n’est pas que l’État soit innocent ou impuissant — c’est juste qu’il n’est pas seul sur le trône.
En parlant de trône, sachez qu’à Port-au-Prince, on ne fait jamais les choses à moitié : neuf présidents (oui, vous avez bien lu, neuf) prétendent simultanément diriger le pays, pendant qu’une force internationale arrivée du Kenya a réclamé 600 millions de dollars pour déployer ses agents, qui pour l’instant n’ont réussi qu’à découvrir la chaleur locale… et les embouteillages. Résultat : malgré cette armée d’experts et cette avalanche de dollars, pas un seul chef de gang n’a été arrêté. Pire, ils continuent de faire du lèse-territoire à ciel ouvert, comme si c’était un tournoi de Monopoly géant. À ce rythme, même les moustiques finiront par demander une autorisation au gang local avant de piquer un habitant.
Conseils de survie : Ne soyez pas brave par erreur
Pour la majorité des habitants, Port-au-Prince est une jungle de peur, d’instinct de survie, et de fatalisme résigné. Chaque déplacement est un pari. Chaque sortie, un risque calculé. La ville est un labyrinthe sans Minotaure unique, mais peuplée de mille petits monstres ordinaires — des menaces dispersées, anonymes, banalisées — et de quartiers comme Bas-Delmas, Village de Dieu, Martissant… et tant d’autres, qui sont devenus des zones de guerre à ciel ouvert.
Mais pour certains, Port-au-Prince est un salon privé. Un terrain de jeux fermé au public. Ils s’y déplacent sans crainte. Ils font des selfies devant des monuments que d’autres contournent avec frayeur. Leurs enfants ne vont pas à l’école avec les vôtres. Ils n’achètent pas au marché de la Croix-des-Bossales. Ils vivent sur une carte parallèle, superposée à la vôtre, mais inaccessible sans les bonnes coordonnées.
Et ces coordonnées, ce sont les noms des chefs. Des vrais chefs. Pas ceux qui passent à la télé. Ceux qui tiennent les cordes, pas les micros.
On ne le dira jamais assez : à Port-au-Prince, le courage sans contact est de l’inconscience. Ne soyez pas brave par erreur. Ne vivez pas là où l’on survit sans filet. N’ouvrez pas de commerce où le racket est roi. N’envoyez pas vos enfants à l’école si l’école est sous surveillance armée d’un gang. Et surtout, ne vous enorgueillissez pas de vivre à Port-au-Prince si vous n’avez pas un double de la clé.
Parce que la vérité, c’est que Port-au-Prince est une forteresse aux multiples serrures, et seuls ceux qui ont le bon sésame circulent sans crainte.
Ce qu’on ne vous dira pas non plus, c’est que même l’État demande la permission pour circuler dans certaines zones. Que des diplomates négocient avec des bandits avant de visiter un quartier. Que des ONG doivent « sécuriser » leur convoi avec des accords tacites. Que la République s’agenouille devant « des bandits à sapattes » des enfants armés qui n’ont jamais vu une salle de classe.
Et qu’au fond, ce ne sont pas les élections qui décident qui dirige cette ville, mais les alliances. Pas les bulletins de vote, mais les numéros de téléphone.
Alors la prochaine fois que vous entendrez quelqu’un dire qu’il reste à Port-au-Prince par bravoure, posez-lui la vraie question : as-tu un double de la clé ? Car entre les murs de cette ville fracturée, les braves tombent, les naïfs fuient, et seuls les initiés dansent.
Port-au-Prince est un coffre-fort. Et sans la combinaison, vous n’avez aucune chance d’en ressortir indemne.