Dans sa chronique intitulée “Le devenir néo-soviétique de l’empire occidental“, publiée dans le Journal de Montréal, Mathieu Bock-Côté dresse un parallèle inquiétant entre les sociétés occidentales contemporaines et l’Union soviétique, évoquant une ressemblance entre les « schèmes mentaux » de l’Occident actuel et ceux du régime totalitaire défunt. Il écrit :
« Comprenons-nous bien: je ne dis pas que notre époque est communiste. Ce serait absurde. Mais plusieurs schèmes mentaux propres à la défunte Union soviétique resurgissent dans nos sociétés.
Le mauvais sort réservé à la liberté d’expression, au cœur de l’actualité, le confirme. »
Si cette analogie séduit par son audace et touche certaines cordes sensibles, résonnant avec les préoccupations contemporaines liées au contrôle social croissant, elle reste néanmoins empreinte de généralisations qui, à l’examen, s’avèrent aussi fallacieuses que réductrices.
Le pluralisme démocratique
Il est indéniable que certaines mesures de régulation et de contrôle social dans les sociétés occidentales actuelles peuvent susciter des préoccupations légitimes. Le sentiment de voir les libertés individuelles se restreindre sous l’effet de politiques de plus en plus interventionnistes, comme la lutte contre la “désinformation” ou les “discours haineux”, peut donner l’impression d’une dérive vers un contrôle idéologique. Cependant, comparer l’Occident contemporain au communisme soviétique, c’est ignorer le pluralisme qui caractérise les démocraties actuelles. Prenons, par exemple, les récentes controverses sur les réglementations concernant les réseaux sociaux. La loi allemande NetzDG, qui oblige les plateformes à retirer les contenus illégaux sous peine d’amendes, a été critiquée pour son potentiel de censure. Pourtant, elle a également été saluée pour sa capacité à lutter contre la propagation de discours haineux et de fausses informations, des problèmes exacerbés par la montée en puissance des réseaux sociaux.
Un autre exemple est la réglementation européenne connue sous le nom de Digital Services Act (DSA), qui vise à encadrer les grandes plateformes en ligne pour protéger les utilisateurs contre les abus tout en respectant la liberté d’expression. Ces lois montrent que les sociétés occidentales cherchent à équilibrer la protection des droits individuels avec la régulation nécessaire d’un espace public numérique de plus en plus envahissant, loin de toute dérive totalitaire. Les critiques sur la radicalisation des lois en matière de censure au Royaume-Uni, ainsi que les législations en Écosse et en France sur les conversations privées, peuvent sembler alarmantes. Toutefois, il est crucial de comprendre que ces régulations, bien qu’imparfaites, visent à protéger les citoyens contre la violence verbale et la manipulation, dans un contexte où les discours de haine et la désinformation prolifèrent. Ces lois ne cherchent pas à interdire les points de vue dissidents, mais à établir des limites pour garantir des débats civilisés, évitant ainsi qu’ils dégénèrent en violence.
De même, la réaction du commissaire européen au Numérique face à certains événements médiatiques, tels que l’entretien entre Donald Trump et Elon Musk, pourrait être interprétée comme une tentative de censure. Cependant, il semble plutôt s’agir d’une volonté de réguler un espace numérique devenu de plus en plus difficile à maîtriser, où la propagation de fausses informations pourrait avoir des conséquences graves pour les démocraties. À mon avis, ces mesures ne visent donc pas à interférer dans les choix électoraux des citoyens, mais plutôt à assurer un débat public éclairé et responsable. Dans ce contexte, il était donc essentiel que le commissaire européen au Numérique s’acquitte de sa mission en adressant un avertissement à Elon Musk, propriétaire de X, juste avant l’entretien avec Trump, en lui rappelant ses obligations de modération sur le réseau social afin de prévenir l’amplification de contenus potentiellement dangereux. Quand on connaît les soutiens de Trump (les événements du Capitole en témoignent), cette intervention apparaissait d’autant plus importante. Cependant, il convient de souligner que ce n’est pas l’Union européenne en tant qu’institution qui a menacé Musk, mais bien le commissaire Thierry Breton, qui s’est exprimé à titre personnel sans autorisation préalable. La Commission Européenne, prenant ses distances avec cette démarche, a d’ailleurs rappelé que cette intervention n’était pas soutenue par l’institution. Où est donc le mal ?
La force des démocraties occidentales
L’un des aspects les plus frappants des démocraties occidentales, et qui les distingue fondamentalement des régimes totalitaires, est leur pluralisme intrinsèque. Loin d’être monolithiques, les sociétés occidentales sont des espaces où les opinions divergentes non seulement existent, mais sont encouragées à s’exprimer. Les débats sur les questions de société, de politique, et d’éthique se déroulent sur une multitude de plateformes : des médias traditionnels aux réseaux sociaux, des forums académiques aux espaces publics. Ce pluralisme est visible dans les controverses récentes autour du changement climatique, de la politique identitaire, ou de la gestion de la pandémie de COVID-19. Des figures publiques aux citoyens ordinaires, tous participent à ces débats, illustrant la diversité des perspectives qui caractérise les démocraties.
Un exemple concret de cette diversité d’opinions est le traitement des questions de justice sociale. Aux États-Unis, par exemple, le mouvement Black Lives Matter a engendré des débats passionnés sur les violences policières et le racisme systémique. Ces débats ont pris de l’ampleur à travers divers canaux médiatiques et ont donné lieu à une multitude de points de vue, allant du soutien inconditionnel aux critiques acerbes, illustrant ainsi la robustesse du débat démocratique.
Il est aussi pertinent de mentionner des cas comme celui de Jordan Peterson, ce psychologue canadien-anglais devenu célèbre pour ses critiques virulentes des transformations sociétales en Occident. L’Ordre des psychologues de l’Ontario l’a sommé de se soumettre à ce qu’il considère comme une “rééducation idéologique”, un ordre qu’il a contesté jusqu’à la Cour suprême du Canada, laquelle a refusé d’entendre son appel, l’empêchant même de plaider sa cause. Les institutions académiques, bien que souvent critiquées pour un supposé biais idéologique, restent des lieux de débat intellectuel où des idées divergentes peuvent être explorées. Par exemple, les discussions sur la liberté d’expression sur les campus universitaires ont conduit à des révisions de politiques pour garantir que les voix dissidentes puissent être entendues, même dans des environnements perçus comme dominés par une certaine idéologie. Il est important de noter que les régulations professionnelles et les décisions judiciaires sont le fruit de processus légaux complexes, souvent destinés à arbitrer des conflits entre liberté d’expression et respect des normes professionnelles. Ces décisions visent généralement à maintenir un équilibre entre l’indépendance d’expression et les responsabilités éthiques liées à certaines professions.
Les réseaux sociaux, malgré leurs imperfections, sont également des espaces où des voix discordantes peuvent s’exprimer. Le cas récent de figures médiatiques ou politiques bannies de certaines plateformes a ouvert un débat sur les limites de la censure et la nécessité de trouver un équilibre entre la régulation des discours haineux et la préservation de la liberté d’expression. Ce débat a conduit à des révisions de politiques par certaines entreprises technologiques, prouvant que même dans l’arène numérique, la pluralité d’opinions est valorisée et protégée.
Comparaisons historiques et contextes géo-politiques
Pour mieux comprendre la nature des régulations en Occident, il est essentiel de les comparer à d’autres formes de régulation dans des contextes démocratiques à travers le monde. Par exemple, après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a mis en place des lois strictes pour réguler les discours haineux, notamment pour empêcher la résurgence des idéologies nazies. Ces lois, loin d’être perçues comme une forme de censure totalitaire, ont été largement acceptées comme nécessaires pour protéger la dignité humaine et maintenir la paix sociale.
Un autre exemple est celui du Canada, où la régulation des discours haineux est encadrée par la Charte canadienne des droits et libertés. Bien que ces lois aient parfois été contestées, elles sont conçues pour équilibrer la protection des droits individuels avec la nécessité de prévenir la violence et la discrimination. Ces régulations démontrent que dans des démocraties solides, il est possible de mettre en place des lois visant à protéger les citoyens sans pour autant restreindre indûment les libertés fondamentales. De même, en France, la loi Gayssot de 1990 interdit la négation de l’Holocauste et d’autres formes de révisionnisme historique, en réponse directe aux menaces que ces idéologies représentent pour la société. Cette législation, bien qu’elle puisse sembler restrictive, est considérée comme une défense nécessaire contre les tentatives de réécrire l’histoire à des fins idéologiques.
Ces exemples montrent que les régulations mises en place dans les démocraties occidentales, bien qu’elles puissent être perçues comme limitant certaines formes d’expression, sont en réalité des réponses réfléchies à des menaces spécifiques, visant à protéger la dignité humaine et à garantir la coexistence pacifique. Contrairement aux pratiques soviétiques de censure, ces régulations sont le fruit de processus démocratiques, souvent débattues et révisées, et sont conçues pour prévenir les abus tout en respectant les principes fondamentaux des sociétés libres.
Les dangers des comparaisons historiques simplistes
Malgré l’appréciation que l’on peut avoir pour la profondeur intellectuelle de Bock-Côté, l’un des éléments les plus problématiques de sa chronique réside dans l’utilisation implicite de comparaisons historiques simplistes pour analyser le monde contemporain. Comparer l’Occident actuel à l’Union soviétique, en affirmant que certains schèmes mentaux de l’Union soviétique réapparaissent dans nos sociétés, notamment en ce qui concerne la liberté d’expression, est non seulement trompeur, mais aussi potentiellement dangereux. Chaque époque a ses propres contextes et défis spécifiques, et établir des parallèles entre des périodes aussi différentes peut mener à des conclusions erronées.
L’Union soviétique était un régime totalitaire caractérisé par la répression brutale de la dissidence, l’absence totale de liberté d’expression, et une surveillance de masse systématique. En revanche, les démocraties occidentales d’aujourd’hui, malgré leurs imperfections, sont des espaces où le débat public est non seulement possible, mais encouragé. Les régulations modernes, telles que celles concernant les discours haineux ou la désinformation, sont souvent le résultat de processus démocratiques complexes, impliquant des débats publics, des consultations, et des révisions législatives.
Les comparaisons historiques abusives peuvent également empêcher une compréhension adéquate des défis contemporains. Par exemple, les menaces posées par la désinformation sur les réseaux sociaux ou les discours haineux ne peuvent pas être correctement comprises en les comparant simplement à des pratiques de censure d’un autre temps. Au contraire, ces défis nécessitent une approche nuancée qui prend en compte la complexité du monde moderne, où les technologies de l’information jouent un rôle central. Les parallèles avec le passé doivent être utilisés avec précaution, en reconnaissant les différences contextuelles et en évitant les généralisations hâtives. L’analyse du présent doit s’appuyer sur une compréhension fine des dynamiques contemporaines, plutôt que sur des analogies simplistes avec des régimes disparus.
Les paradoxes de la liberté moderne
Un aspect fondamental mais souvent négligé dans les discussions sur les régulations modernes est le paradoxe inhérent à la liberté dans les sociétés contemporaines. Les démocraties modernes se trouvent face à un défi complexe : comment protéger la liberté d’expression tout en préservant la dignité et la sécurité des individus ? Ce paradoxe est au cœur des débats actuels sur la régulation des discours de haine, de la désinformation, et des fake news.
Par exemple, la liberté d’expression est un droit fondamental dans les démocraties occidentales, mais elle n’est pas absolue. Elle est souvent en tension avec d’autres droits, comme le droit à la sécurité ou à la protection contre la discrimination. Cette tension est illustrée par les lois visant à interdire les discours haineux : si ces lois restreignent certains types de discours, elles sont conçues pour prévenir la violence, la discrimination et la haine qui peuvent détruire le tissu social. Ainsi, les sociétés modernes cherchent à équilibrer ces tensions plutôt qu’à les ignorer ou à sombrer dans une forme de censure totalitaire.
Ce paradoxe se manifeste également dans le domaine de la désinformation. Les sociétés modernes doivent naviguer entre la protection de la liberté d’expression et la nécessité de combattre la désinformation qui peut menacer la santé publique, la démocratie, et la cohésion sociale. Les régulations mises en place pour lutter contre la désinformation, comme celles concernant les fake news sur les vaccins ou les élections, sont des exemples de cette tentative d’équilibrer la liberté d’expression avec la responsabilité sociale.
Ces paradoxes montrent que les régulations contemporaines ne sont pas simplement des outils de censure, mais des réponses complexes à des défis tout aussi complexes. Elles illustrent la volonté des démocraties de protéger à la fois la liberté individuelle et le bien-être collectif, en cherchant à maintenir un équilibre délicat entre des valeurs parfois contradictoires.
Résistances intrinsèques des démocraties
Les résistances intrinsèques jouent un rôle crucial dans la protection des libertés démocratiques, et ce, à travers plusieurs mécanismes spécifiques.
Les organisations de défense des droits civiques, telles que l’American Civil Liberties Union (ACLU) aux États-Unis ou Liberty au Royaume-Uni, sont des acteurs clés dans la surveillance des excès de pouvoir. Ces organisations utilisent plusieurs stratégies pour protéger les droits civiques : elles intentent des actions en justice contre des lois ou des politiques qu’elles considèrent comme violant les droits constitutionnels, mènent des campagnes de sensibilisation pour éduquer le public sur les enjeux liés aux libertés civiles, et font pression sur les législateurs pour réviser ou abandonner des législations controversées. Par exemple, l’ACLU a joué un rôle déterminant dans la contestation de plusieurs décrets exécutifs liés à l’immigration aux États-Unis, en particulier ceux perçus comme discriminatoires à l’égard de certaines populations. Leur action a conduit à des décisions judiciaires majeures qui ont bloqué l’application de ces décrets, démontrant ainsi leur capacité à agir en tant que contrepoids aux excès du pouvoir exécutif.
Les médias indépendants constituent un autre pilier essentiel de la résistance interne. En enquêtant sur les abus de pouvoir, en exposant les dysfonctionnements institutionnels et en offrant une plateforme aux voix dissidentes, les médias indépendants jouent un rôle fondamental dans la préservation de la démocratie. Des enquêtes journalistiques menées par des canaux d’informations comme The Guardian, Médiapart ou ProPublica ont révélé des scandales de grande envergure, allant des pratiques de surveillance de masse à la corruption politique, forçant ainsi les gouvernements à rendre des comptes et à ajuster leurs politiques.
Les mouvements citoyens sont également au cœur des mécanismes de résistance. Qu’il s’agisse de manifestations de masse comme celles des Gilets Jaunes en France, ou de mouvements globaux comme #MeToo, ces mobilisations montrent la capacité des citoyens à influencer directement les politiques publiques. Les mouvements citoyens utilisent des méthodes variées, allant de la désobéissance civile à la mobilisation en ligne, pour faire pression sur les autorités et exiger des réformes. Leur capacité à rassembler un large soutien populaire en fait un outil puissant pour contester les décisions gouvernementales et maintenir la vigilance démocratique. Ces mécanismes de résistance interne montrent que les démocraties occidentales ne sont pas seulement des espaces de pluralisme théorique, mais aussi des systèmes robustes où les libertés fondamentales sont activement défendues par une variété d’acteurs. L’idée que le capitalisme se soumet à certaines idéologies sociales extrêmes est contrebalancée par ces résistances, qui jouent un rôle crucial en surveillant et en limitant les dérives potentielles.
La liberté à l’ère moderne
Les comparaisons entre les régulations contemporaines dans les sociétés occidentales et les régimes totalitaires du passé, tels que l’Union soviétique, révèlent une simplification excessive des dynamiques complexes qui régissent nos démocraties. Bien que certaines mesures de régulation puissent susciter des inquiétudes légitimes, il est crucial de les examiner dans le contexte de la préservation des libertés fondamentales et du pluralisme.
L’Occident n’est pas l’URSS. Les démocraties modernes, malgré leurs défis, se distinguent nettement des régimes totalitaires du passé par leur engagement envers le pluralisme et la protection des droits individuels. Les mécanismes de résistance interne, tels que les organisations de défense des droits civiques et les médias indépendants, jouent un rôle essentiel en surveillant et en équilibrant le pouvoir. Ces institutions veillent à ce que les libertés fondamentales ne soient pas érodées par des régulations mal conçues.
La véritable mesure de la liberté dans nos sociétés modernes réside dans notre capacité à naviguer ces tensions avec discernement, en déjouant les mythes du totalitarisme imaginaire. En préservant les principes démocratiques et en encourageant un débat ouvert et diversifié, nous pouvons garantir un espace où la liberté et la diversité prospèrent réellement. L’Occident, loin de sombrer dans une dérive totalitaire, continue de se définir par sa capacité à affronter ses propres contradictions tout en affirmant ses valeurs fondamentales.
En fin de compte, il est crucial de reconnaître et de célébrer les mécanismes qui permettent à nos démocraties de s’adapter tout en restant fidèles à leurs principes essentiels.
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