Il existe des livres qu’on lit comme des boussoles, et d’autres qu’on lit comme des tambours. L’Anthologie de poésie haïtienne contemporaine, dirigée et présentée par James Noël, appartient aux deux catégories.
À deux jours de sa parution chez Points, dans une version rajeunie et redrapée d’une couverture neuve, elle revient comme une comète attendue. Non pas pour illuminer une nuit passagère, mais pour rappeler au monde entier que, dans le tumulte d’une île souvent réduite aux stigmates de la misère et des gangs, il existe encore – toujours – une voix, des voix, un peuple-poème.
Car il ne s’agit pas ici d’un simple recueil de vers. Il s’agit d’une aventure humaine, d’un geste de mémoire active, d’un acte de résistance poétique et politique.
Ce livre est une traversée. Une traversée de quatre générations de plumes haïtiennes, chacun ayant tendu la main à l’autre, chacun portant la brûlure et la beauté de son époque, mais tous réunis dans un même geste : offrir des poèmes qu’ils considèrent comme les plus marquants de leur parcours.
Ce n’est pas une anthologie comme les autres. C’est une déclaration d’amour à la poésie, un cri de fierté, une arche de la langue.
James Noël : le passeur de voix

Tout projet d’anthologie commence souvent par un vertige. Comment capter l’infini de la parole poétique ? Comment ne pas trahir les voix en les regroupant ? James Noël, poète lui-même, homme des mots et des silences, a osé ce pari. Il a sillonné les chemins escarpés de l’émotion, franchi les frontières géographiques et symboliques, pour entrer en conversation intime avec 73 poètes haïtiens d’aujourd’hui.
Il ne leur a pas demandé leurs plus célèbres poèmes. Ni les plus académiques. Il leur a demandé ce que chacun d’eux considérait comme le cœur battant de sa propre œuvre.
C’est là que réside le geste audacieux. Cette anthologie n’est pas une sélection imposée par un regard extérieur. Elle est un chœur de subjectivités. Un miroir éclaté de préférences personnelles, de fragments d’âmes.
Chaque poète, dans cet exercice de vulnérabilité lucide, a dû se regarder dans le miroir de sa langue, choisir des morceaux de son propre souffle, comme on offrirait ses doigts à la lumière. L’éditorialisation de cette matière hétérogène est une prouesse, un travail d’orfèvre, que seul un poète pouvait mener à bien.
Si l’anthologie a une âme, c’est James Noël qui l’incarne. Sa discrétion publique contraste avec son bouillonnement intérieur. Poète en mouvement, il est l’un de ceux qui croient encore que les mots peuvent retarder l’effondrement du monde. Il a porté cette anthologie comme on porte un enfant fragile et bruyant à la fois, avec tendresse, patience, exigence. James Noël n’est pas seulement le coordinateur de ce projet, il est aussi son alchimiste. Il a tissé les voix, ménagé les silences, installé les respirations entre les textes, comme un chef d’orchestre dont les instruments seraient les douleurs et les splendeurs d’un peuple.
Ce que James Noël a accompli ici mérite plus que des éloges. C’est un travail de mémoire active, de réparation symbolique, et de transmission. Car cette anthologie est aussi un legs. Un pont entre les générations. Une réponse subtile à tous ceux qui répètent qu’Haïti est un pays sans avenir. James Noël nous rappelle que, malgré tout, Haïti est un pays d’écrivains. Que les mots, même cernés par la peur, continuent d’enfanter. Que la parole est la seule chose qu’on ne peut confisquer à un peuple.
Une anthologie comme un acte de résistance
Dans ces 576 pages, on voyage sans visa. On traverse la mer, les larmes, les rires, l’exil, les souvenirs, les désirs. Chaque poète offre une part de sa vérité. Il y a les grands noms – Dany Laferrière, Anthony Phelps, René Depestre, Frankétienne, Rodney Saint-Éloi, Georges Castera, Claude Pierre, Stéphane Martelly, Makenzy Orcel, Marc Exavier, Gérald Bloncourt, Josaphat-Robert Large, Kettly Mars, Gary Klang, Évelyne Trouillot, Lyonel Trouillot, Louis-Philippe Dalembert, James Noël – mais aussi des voix plus jeunes, plus secrètes, qui n’ont rien à envier aux aînés. L’ensemble compose une fresque, non pas figée, mais palpitante. Une fresque de sentiments, d’obsessions, de révoltes.
Il y a des poèmes qui chantent, d’autres qui hurlent. Des vers en créole, en français, parfois les deux. Des poèmes écrits à Port-au-Prince, à Paris, à New York, à Montréal, à Cayenne.
Car Haïti n’est pas un lieu fermé. C’est une vibration diasporique. C’est une blessure ouverte à tous les vents. Et cette anthologie en est la preuve vivante. Elle rassemble ce qu’aucun drapeau, aucune Constitution, aucun régime politique n’a su faire : lier les âmes.
Dans un monde où la poésie semble de plus en plus marginale, ce livre fait figure d’insoumis. Il montre que la poésie n’est pas un luxe, mais une nécessité. Une manière de réapprendre à regarder, à aimer, à espérer. À l’heure où Haïti se débat dans une crise politique, sociale, humanitaire d’une rare intensité, la poésie ne sauvera peut-être pas le pays, mais elle sauve ce qu’il y a d’humain dans le pays. Elle garde vive la flamme de la dignité.
La phrase de René Depestre citée dans le livre – « La tendresse des poètes / Voyage en baleine bleue autour du monde / Aidez-nous / À sauver cette espèce en voie de disparition » – résonne comme un appel au secours, mais aussi comme une déclaration d’espérance.
Car les poètes haïtiens sont là, debout. Ils écrivent. Ils tiennent la barre du langage alors que les eaux montent. Ils refusent l’effacement.
Dix ans après : pourquoi cette reparution compte

Dix ans après sa première parution, ce livre reparaît à point nommé. Non seulement pour réaffirmer la centralité de la poésie dans la culture haïtienne, mais aussi pour rappeler aux lecteurs du monde entier que la littérature haïtienne ne se limite pas au roman ni à l’essai. Que la poésie est peut-être ce qu’Haïti produit de plus pur, de plus incandescent, de plus universel.
La réédition par les Editions Points est un événement. Elle offrira une seconde vie à ce chef-d’œuvre collectif, en le mettant entre les mains d’une nouvelle génération de lecteurs. Elle suscitera l’envie d’aller plus loin, de lire les recueils complets de ces poètes, de faire résonner leurs voix dans les salles de classe, de les traduire, de les inviter. Rien n’a changé dans le contenu : seule la couverture a été renouvelée. La collection reste fidèlement dirigée par Alain Mabanckou, comme dans la première édition.
Ce livre devrait être dans toutes les écoles, toutes les bibliothèques, tous les foyers haïtiens. Il est un antidote à la dépression collective. Un remède aux caricatures. Une preuve que, malgré tout, malgré le chaos, malgré l’abandon, malgré les coups, les poètes haïtiens ne se sont pas tus.
Il faut saluer aussi la maison d’édition qui a soutenu ce projet, les correcteurs, les graphistes, ceux qui ont tenu à ce que le livre soit soigné. Il faut remercier Rodney Saint-Éloi pour sa préface lumineuse, à la hauteur de sa parole d’éditeur et de poète. Et tous les poètes, bien sûr, qui ont accepté de plonger en eux-mêmes, d’ouvrir leurs archives, de se livrer à cet exercice d’auto-anthologie parfois inconfortable.
On dit souvent qu’Haïti est un pays sans État. C’est peut-être vrai. Mais c’est aussi un pays avec une littérature. Et tant qu’il y aura des poètes pour écrire, il y aura des enfants pour rêver.
James Noël n’a pas seulement coordonné un livre. Il a semé une forêt. Il a tracé un sentier. Il a fait en sorte qu’un jour, même dans le tumulte, on puisse s’asseoir et écouter ce que les poètes ont à dire. Ce qu’ils ont vu. Ce qu’ils espèrent. Ce qu’ils refusent.
Ce livre, c’est Haïti, enfin, qui parle en vers.
Et il est temps que le monde écoute.