Dans un monde où la course à la productivité semble définir chaque aspect de notre existence, Dany Laferrière nous offre, dans son livre L’Art presque perdu de ne rien faire, une réflexion subtile, mais percutante sur le pouvoir de l’oisiveté.
Non, la paresse n’est pas l’ennemi du progrès, mais un antidote nécessaire à la frénésie moderne. Loin d’être un signe de faiblesse ou de fainéantise, l’art de ne rien faire est une discipline, une forme d’évasion vitale dans un contexte où l’effort est systématiquement élevé au rang de vertu cardinale.
Laferrière nous confie sans ambages qu’il est « devenu un spécialiste mondial de la sieste ». Cette déclaration, loin de surprendre, nous invite à repenser le rôle du repos dans nos vies. Bien plus qu’un simple acte de passivité, la sieste, selon lui, est un espace fertile pour l’esprit. Un moment où les pensées peuvent jaillir librement, se détacher de la pression sociale et s’attacher aux petites et grandes choses : les rêves, les lectures, les émotions d’hier et d’aujourd’hui. Loin d’être une perte de temps, l’oisiveté devient alors une forme de travail intérieur, une quête permanente pour une plus grande clarté de l’esprit.
L’art de ne rien faire, selon Laferrière, est aussi un art de vivre. Cela commence avec l’acceptation de l’immobilité, de l’inaction, loin des jugements de la société qui valorise l’activité incessante. C’est une philosophie que l’on trouve dans la contemplation, dans l’instant suspendu où l’on se permet de simplement être. Il y a une forme de révolution dans cette immobilité : un acte de résistance contre un monde qui ne cesse de nous imposer le mouvement et l’urgence. C’est dans ce vide apparent que se trouve la possibilité de véritablement se connaître, de prendre le temps d’être pleinement soi, sans la pression de l’évaluation constante.
La nonchalance devient alors une forme de maîtrise. Cette attitude ne renvoie pas à la fainéantise, mais à un contrôle subtil de soi-même, une manière de s’éloigner volontairement de l’agitation pour mieux y revenir. Dany Laferrière parle de ses premiers amours, de l’Histoire et de ses réflexions sur Barack Obama, de ses lectures de Salinger et de Borges, mais aussi de ses moments de contemplation et de silence. Dans ce monde saturé d’informations, il est devenu nécessaire de se retirer, de ne rien faire pour réapprendre à penser. L’oisiveté se transforme en un acte sacré : celui de se déconnecter pour mieux se retrouver, pour mieux comprendre la vie dans sa simplicité et sa profondeur.
Il y a au moins deux temps en nous : un temps intime qui s’oppose parfois au temps général. Ce temps collectif qui exerce une pression constante sur la vie des gens, c’est le temps du travail et des rendez-vous chez le dentiste. On doit se rappeler que, lors des insurrections de 1831, les ouvriers de la soie, à Lyon, s’en sont d’abord pris aux horloges de la ville. Ils avaient identifié tout de suite le véritable ennemi. On garde l’impression que tout dans la vie conspire à gruger notre temps individuel, au point qu’il ne nous reste plus d’espace pour le rêve. Mais il y a un autre temps, plus libre, dont je dois taire l’adresse pour éviter qu’on ne le convertisse en marchandise. Je ne pense pas, comme certains psychanalystes semblent le croire, que nous portons tous en nous, comme un virus mortel ou un péché originel, un sordide petit secret qui remonterait à l’adolescence ou plus haut encore ; je crois plutôt que notre véritable secret, d’autant plus secret qu’il n’intéresse que nous, est ce temps fluide fait des premiers émerveillements de la vie : la première fois qu’on a vu la mer, la lune ou le vaste ciel étoilé, la naissance du désir, le voyage en rêve, un cheval au galop, une libellule au vol soyeux, l’odeur de la terre après une forte mais brève pluie tropicale, un visage aimé autre que celui de sa mère, un cerf-volant dont on ne voit plus le fil, les yeux noirs d’une petite fille en robe jaune, un après-midi sans fin passé à pêcher des écrevisses avec ses cousins, l’odeur du maïs boucané au début des grandes vacances, un vélo rouge appuyé contre un mur, un grelottement de fièvre sous les draps parce qu’on pense trop à la petite voisine, et cette joie si intense qu’elle fait mal. C’est la nostalgie de tout ce temps qui crée chez nous cette infinie tristesse que nous gardons comme une pépite au fond de notre poche.
Dany Laferrière, L’Art presque perdu de ne rien faire, 2011
(Une pépite au fond de ma poche, page 21)
Loin de l’idée erronée que l’oisiveté est une forme d’évasion du monde, Laferrière nous invite à l’embrasser comme une forme d’engagement envers soi-même et envers le monde. C’est là que réside le paradoxe : dans le calme, dans l’absence d’action, surgit une forme de liberté. Cette liberté n’est pas un repli sur soi, mais une ouverture vers des réflexions plus profondes, une capacité à voir et à ressentir ce que l’on ignore dans la frénésie du quotidien. Dany Laferrière nous pousse à imaginer que cette philosophie pourrait être une révolution douce, où l’on n’a pas à courir sans fin, où la productivité est questionnée au lieu d’être célébrée comme un but ultime.
La paresse, l’oisiveté, l’inaction… ces mots, que l’on stigmatise souvent dans notre société, se transforment, sous la plume de Laferrière, en concepts libérateurs. Il nous invite à voir la sieste non seulement comme un acte de repos, mais comme un acte politique, une résistance face à un système qui cherche constamment à nous transformer en rouages de la machine. Un système où l’on est mesuré par ce que l’on produit et où chaque minute de repos est perçue comme une forme de « perte » ou d’inefficacité. En réintégrant l’art de ne rien faire dans nos vies, Laferrière nous encourage à retrouver un équilibre, une harmonie intérieure loin des exigences extérieures.
Dans ce contexte, la quête du plaisir devient un acte de soin personnel, une forme de résistance contre l’idéologie du travail acharné. C’est en prenant le temps de vivre pleinement chaque instant que l’on peut se reconnecter à soi-même. Dany Laferrière montre à travers son propre exemple que l’oisiveté n’est pas une fuite mais une exploration intérieure. Que se passe-t-il lorsque l’on se permet, sans culpabilité, de ne rien faire ? C’est là que se cache le cœur de la sagesse. C’est dans ces moments de pause que l’on entre en contact avec nos pensées les plus profondes, nos désirs, nos besoins véritables. Si la société actuelle exalte la productivité incessante, il est essentiel de rappeler que le cerveau humain a besoin de temps pour traiter l’information, se reposer et se régénérer. Ce besoin de repos n’est pas un luxe, mais une nécessité. C’est dans la paresse apparente que naissent les idées novatrices, la créativité, l’inspiration. Comme un muscle, le cerveau a besoin de temps pour se détendre et se régénérer. Dany Laferrière nous montre que cet équilibre est indispensable pour fonctionner pleinement, pour réfléchir et pour créer.
À l’heure où l’obsession de la performance et de l’efficacité semble être la norme, il est d’autant plus crucial de réintroduire la paresse comme un principe fondamental du bien-être. Les moments d’oisiveté ne doivent pas être vécus comme une absence, mais comme un espace où se trouvent les ressources nécessaires pour s’épanouir. C’est dans ces instants de calme, de simplicité et d’immobilité que l’on peut véritablement se reconnecter avec soi-même et trouver une forme de sérénité. La sieste, dans cette optique, devient un art de vivre, un espace où l’on peut se retrouver sans pression, sans attentes, mais simplement dans l’instant présent.
Ainsi, l’art de ne rien faire n’est pas une fuite du monde mais une invitation à une véritable reconnexion. Il nous offre l’opportunité de ralentir, de respirer, de nous recentrer. Dans un monde où l’urgence est devenue la norme, il est essentiel de redécouvrir le pouvoir de l’immobilité, la sagesse du repos et la beauté de l’inactivité. Cela ne nous rend pas moins efficaces, mais simplement plus humains. Et peut-être que, dans ce silence retrouvé, dans ces moments suspendus, se cachent les clés d’une vie plus épanouie, plus riche et plus consciente. Dans cette époque où la paresse est souvent perçue comme un délit, Laferrière nous rappelle que le véritable acte de rébellion est de se permettre de ne rien faire, de s’arrêter, de réfléchir et de rêver. C’est dans cette lenteur que se trouve la possibilité d’une véritable révolution intérieure.
Il est facile de croire que la quantité d’actions accomplies détermine la qualité de l’existence. On vit dans un monde qui fait l’éloge de l’agitation, où chaque seconde de répit est perçue comme une perte. Mais, loin de cette conception superficielle, l’art de ne rien faire ne se mesure pas en termes de productivité. Il se mesure en profondeur. Il ne consiste pas à remplir l’espace de tâches et de bruits, mais à apprendre à être présent dans l’instant, à saisir la subtilité d’un souffle, la richesse d’une pensée solitaire. La véritable sagesse réside dans la capacité à se suspendre dans le vide, à accepter le silence et l’immobilité non pas comme des absences, mais comme des présences pleines, des terrains fertiles pour l’épanouissement de l’esprit. Faire beaucoup, c’est courir après des ombres ; ne rien faire, c’est offrir à l’âme le temps de s’épanouir. À ceux qui croient que le sens de la vie se trouve dans l’agitation perpétuelle, l’histoire a toujours réservé une réponse : c’est dans le calme que l’on trouve la clarté, et dans l’inaction que naissent les véritables idées. Ce n’est pas en accumulant les gestes, mais en choisissant l’instant de la non-action que l’on atteint une forme de liberté totale, une liberté de l’esprit qui échappe à la frénésie du monde.