Il est des douleurs qu’on ne relativise pas. Il est des blessures symboliques qui, en temps de catastrophe nationale, méritent d’être traitées avec tact, solidarité et gravité. L’incendie criminel de l’hôtel Oloffson, lieu patrimonial de Port-au-Prince et mémoire vivante du XXe siècle haïtien, n’est pas un simple fait divers à ranger dans le tiroir des vestiges déjà morts.
C’est un attentat de plus contre ce qui nous reste d’histoire commune. En lisant la chronique de Lyonel Trouillot intitulée « L’incendie de l’Oloffson : lorsque l’on tue les morts… » dans AyiboPost, on est d’abord saisi par la maîtrise stylistique du texte. Mais on en ressort avec une gêne persistante, presque douloureuse. Car derrière les effets de plume, l’auteur propose une lecture intellectuellement séduisante, mais moralement bancale, d’un drame pourtant lourd de sens.
Une rhétorique du désengagement
Dès l’ouverture, Lyonel Trouillot installe un registre paradoxal : « Un lieu mort, figure d’un temps mort. Pourquoi tuer un mort ? » Cette formule donne le ton. L’hôtel Oloffson serait un cadavre architectural, un cadavre culturel, un cadavre sentimental. Dès lors, son incendie serait presque superflu, un geste absurde qui n’élimine que des ruines. C’est là que le texte dérape, non pas dans la langue, mais dans le regard. En prétendant que l’Oloffson ne signifiait déjà plus rien — ou si peu — pour les jeunes générations, l’auteur passe à côté de ce que sa disparition incarne : la perte d’un repère affectif, d’un lieu de résistance symbolique, d’une mémoire possible dans une ville en déliquescence. C’est une chose de critiquer le folklore indigéniste, de dénoncer les mirages culturels des années de tourisme romantique ; c’en est une autre de mépriser ce qu’un lieu représentait encore, malgré tout, pour une partie des Haïtiens. C’est comme dire à quelqu’un que sa peine est idiote parce que le défunt qu’il pleure était déjà souffrant. Non, la douleur d’une perte ne se mesure pas à la vigueur du disparu. Elle se mesure à ce qu’il représentait pour ceux qui l’aimaient encore.
« Aujourd’hui, la presse étrangère le pleure. » Et c’est ici que Lyonel Trouillot, pyromane des émotions tristes, allume sa chronique comme on rature une tombe encore tiède : il suggère quelqu’un qui aime mettre le feu, non pas aux choses, mais aux sentiments partagés, aux lieux de mémoire, à la possibilité même de pleurer ensemble, transformant l’empathie en folklore et la peine en naïveté — lorsqu’il écrit par exemple que “les massacres, les populations déplacées, toutes ces choses secondaires dont [la presse] a peu parlé”, ne méritent pas la même attention qu’“une bâtisse” aux boiseries exotiques. « On connaît le faible de cette presse pour l’exotisme. Les massacres, les populations déplacées, toutes ces choses secondaires dont elle a peu parlé, en comparaison à une bâtisse dont les jardins et les boiseries avaient à ses yeux valeur de patrimoine. »
Dans une société à feu et à sang, le langage ne peut plus se permettre toutes les élégances. Le ton volontairement ironique de la chronique finit par glacer. « Des échanges de tirs, un incendie de plus, quoi de plus banal ! » écrit Trouillot, comme pour nous rappeler à quel point nous sommes devenus insensibles. Mais qui est ce « nous » ? Cette généralisation dissimule un effet pervers : elle désamorce l’indignation. Au lieu de nommer le crime pour ce qu’il est — une attaque contre le patrimoine, contre la mémoire, contre le peu qu’il nous reste d’ancrage collectif —, le texte banalise l’acte en l’absorbant dans une logique d’habituation. Or, le banal dans un contexte de violence extrême ne doit jamais devenir l’acceptable. Dire que tout s’effondre ne doit pas conduire à excuser que ceci aussi s’effondre. À trop vouloir manier la distance critique, Trouillot finit par produire un effet de démission morale. On ne répond pas à un incendie criminel par un haussement d’épaule stylisé.

L’intellectuel face à l’effondrement : un devoir de justesse
Il est frappant de constater que la chronique ne mentionne nulle part l’émotion collective, les pleurs réels, les voix de ceux qui, à Port-au-Prince ou dans la diaspora, ont vu dans cet incendie un point de non-retour. Le texte est tourné vers l’Occident, vers la presse étrangère, vers les ONG, mais rarement vers les Haïtiens eux-mêmes, ceux qui auraient pu parler de l’Oloffson autrement.
Où sont les artistes qui s’y sont produits ? Les enfants qui y ont entendu leur premier tambour RAM ? Les travailleurs qui y ont vécu, vécu vraiment, pas seulement pour « styliser » l’indigénisme ? En les oubliant, le texte donne l’impression de parler au-dessus du peuple, mais pas avec lui.
On pourrait dire que c’est le style de Trouillot : une écriture de la lucidité, toujours sur le fil du désenchantement. Mais ici, ce style devient posture. Et cette posture se retourne contre l’éthique même de la littérature engagée. Car à trop jouer le rôle du témoin désabusé, on finit par manquer la justesse, ce devoir fondamental de l’intellectuel : porter une parole qui relie au lieu de couper.
Autre silence lourd : dans cette chronique, les criminels directs n’existent pas. On évoque « des échanges de tirs », « un incendie », « une rationalité cachée », comme si le feu était tombé du ciel ou avait été allumé par le destin. Pourtant, nous le savons : l’hôtel a été victime d’un incendie criminel allumé par des gangs lourdement armés, dans une ville contrôlée par la terreur.
Ne pas nommer cette réalité, c’est amoindrir l’horreur. C’est créer un brouillard autour de ce qui devrait être clair : il y a des incendiaires, il y a des groupes armés, il y a des logiques mafieuses à l’œuvre. Ne pas les désigner, c’est leur laisser le monopole de la force et de la narration.
Ce silence, volontaire ou non, est un choix intellectuel. Et ce choix est grave. Il revient à ne pas attribuer la responsabilité d’un acte destructeur à ceux qui l’ont commis, et à détourner l’attention vers des considérations esthétiques sur le vide et la mémoire. En ce sens, la chronique est intellectuellement malhonnête, non pas parce qu’elle ment, mais parce qu’elle choisit de ne pas tout dire.

L’écrivain Dany Laferrière, appuyé à la balustrade de l’hôtel Oloffson de Port-au-Prince, en Haïti, en janvier 2010

Photo: Jean Oscar Augustin

Photo: Jean Oscar Augustin
La mémoire, même brisée, appartient aux vivants
Enfin, l’idée que l’hôtel Oloffson était un « lieu mort » est en elle-même problématique. La mémoire ne se mesure pas à la rentabilité touristique ou à la fréquentation élitiste d’un lieu. Un lieu peut vivre dans les souvenirs, dans les récits, dans les cœurs. L’Oloffson était encore vivant pour beaucoup. Il symbolisait un certain Haïti cosmopolite, ouvert, culturel, musical, un Haïti debout malgré tout. Même en ruine, il représentait une forme de dignité architecturale et culturelle. Y mettre le feu, c’était aussi brûler l’idée qu’Haïti puisse avoir une mémoire qui résiste aux balles et aux flammes.
Refuser de pleurer cette perte, c’est refuser aux Haïtiens le droit à la tristesse, le droit à la mémoire, le droit au deuil. C’est leur dire : « Vous n’avez plus rien à perdre, alors ne pleurez plus rien. » C’est là, précisément, que le texte devient cruel. Lyonel Trouillot est un grand écrivain, un homme dont la plume a souvent porté haut les douleurs de ce pays. Mais il n’est pas interdit de dire qu’il s’est trompé ici. Sa chronique sur l’hôtel Oloffson, au lieu d’éclairer l’événement, l’obscurcit sous une couche de fatalisme esthétique. Elle relativise l’irréparable. Elle désincarne une blessure. Elle intellectualise un incendie. Et, ce faisant, elle oublie l’essentiel : les vivants ont encore besoin de leurs morts, même symboliques.
Et l’on pourrait dire, à juste titre, que Trouillot n’a pas seulement tourné le dos à cette douleur : il y a soufflé dessus un vent de sel. Dans ce contexte d’incendie, il ne se contente pas de constater les flammes — il y jette des phrases comme on jette des allumettes sur des braises encore fumantes. Non pas pour attiser la révolte, mais pour carboniser l’émotion, pour désacraliser la peine. En insinuant que l’on a mis le feu à quelque chose de déjà mort, il devient ce pyromane des émotions collectives qui, sous couvert de lucidité, dénie aux gens le droit de ressentir, de pleurer, d’être atteints. Ce n’est pas de la hauteur de vue, c’est de la hauteur sèche, celle qui survole le drame avec la froideur d’un drone littéraire. On n’éteint pas l’incendie en s’en moquant. Et on ne soigne pas un peuple en lui demandant d’anesthésier sa mémoire.

Car même Lyonel Trouillot, dans la solitude de sa lucidité, ne peut pas nier cette vérité simple : il y a des lieux qui, bien que désertés, demeurent profondément habités. Habités non pas de corps, mais de mémoire, de transmission, de silence vécu et de rêves amputés. Ce n’est pas parce qu’une maison familiale ne résonne plus du rire des enfants ou des soupirs des anciens qu’elle est morte. Demande-t-on à un exilé haïtien ce qu’il ressent devant les ruines de sa maison natale à Carrefour ou à Jérémie ?
On ne dit pas que cette maison est morte parce qu’elle est vide ; on dit qu’elle manque. Et si demain, des bandits y mettaient le feu, qui oserait répondre à son chagrin par : « Ce n’était qu’un lieu mort » ? Trouillot, avec toute son élégance cruelle, oserait-il écrire de la sorte si c’était la maison de sa mère, jadis pleine de voix et de musiques, aujourd’hui inhabitée mais encore debout ? Et même si elle avait été investie par d’autres — ONG, étrangers, rats ou rats d’élite —, cela enlèverait-il la charge affective qu’y projettent ceux qui s’en souviennent ? Il y a des lieux qui survivent aux générations, aux abandons, aux modes.
Des lieux qui sont des tombes ouvertes, pas encore refermées. Dire qu’ils sont déjà morts, c’est priver les vivants du droit de les pleurer. Même une église vide n’est pas morte tant que quelqu’un croit. Même une école sans élèves n’est pas morte tant que quelqu’un rêve d’y enseigner encore. Même un hôtel déserté n’est pas mort tant qu’un pays s’en souvient. L’Oloffson était cela. Et cela méritait mieux que l’ironie. Cela méritait des mots qui reconnaissent la part de sacré dans les ruines, la part d’humanité dans ce qui brûle. Le rôle de l’intellectuel n’est pas d’effacer la douleur sous des formules. C’est de l’accueillir, de l’amplifier, de la rendre audible — pour qu’à travers elle, quelque chose d’humain résiste. Ce jour-là, à travers cette chronique, cette mission a été manquée.