Je suis d’une grande maladresse manuelle, et je le déplore. Je serais meilleur si mes mains savaient travailler, si elles pouvaient accomplir quelque chose d’utile, puiser dans les profondeurs de l’être pour en faire jaillir une source de bonté. Mon grand-père, que j’appelais aussi père, m’avait élevé. C’était un ouvrier, autant intellectuel que manuel. Une âme puissante, un esprit véritablement messager, il disait des choses très étranges. Il souriait parfois en disant : « C’est avec les mains que l’on monte au ciel. »
Malgré cette maladresse, j’ai tout de même touché à des choses. J’avais douze ans. J’étais alors élève au cours fondamental d’une institution presbytérale dirigée par des Frères de l’Instruction chrétienne. Le samedi après-midi, nous avions le choix entre le travail du bois, le modelage, l’artisanat ou la reliure. À cette époque, je ne lisais pas vraiment de textes scientifiques ou technologiques. Je lisais simplement des poètes, surtout René Char et Philippe Jaccottet. Je me suis forcé à ne pas relier La Parole en archipel, comme une manière de le lire sans y apporter de modification.
Mon père possédait une trentaine de livres, rangés dans l’étroite armoire de son atelier, parmi des bobines, des craies, des épaulettes et des patrons. Il y avait aussi, dans cette armoire, des milliers de notes, prises d’une petite écriture appliquée sur le coin de l’établi, durant les innombrables nuits de labeur. Parmi ces livres se trouvait Le Monde avant la création de l’homme de Camille Flammarion, un ouvrage illustré de gravures, de cartes géologiques et d’aquarelles. À ce moment-là, je découvrais aussi Où va le monde de Walter Rathenau.
C’est ce dernier ouvrage que je me suis mis à relier, non sans peine. Chaque samedi, dans ce petit atelier, je m’adonnais au travail manuel par amour pour mon père et le monde ouvrier. Dans ce livre, mon père avait souligné au crayon rouge une longue phrase qui est restée gravée dans ma mémoire : « Même l’époque accablée est digne de respect, car elle est l’œuvre, non des hommes, mais de l’humanité, donc de la nature créatrice, qui peut être dure, mais n’est jamais absurde. Si l’époque que nous vivons est dure, nous avons d’autant plus le devoir de l’aimer. »
Après avoir lu Rathenau, j’ai commencé à nourrir un immense amour pour la science et à placer une confiance inébranlable dans le progrès technique. Ce fut ma rencontre marquante avec la science et la technologie. À seulement douze ans, une puissante philosophie s’était forgée en moi, une sorte d’illumination scientifique, guidée par la passion des livres de paléontologie, d’astronomie et de physique. Mon père est mort sans jamais cesser de croire en la nature créatrice, sans jamais cesser d’aimer et d’imprégner de son amour le monde douloureux dans lequel il vivait, sans jamais cesser d’espérer voir luire la lumière derrière les lourdes masses de matière.