Dans le métro de Montréal, je vous invite à faire ce voyage avec moi. Le temps a cette étrange habitude de nous échapper, et pour tout repère chronologique, nous revenons à l’époque de la signature de Château Rouge, le dernier album d’Abd Al Malik, rappeur, poète, et slameur français que j’apprécie beaucoup et que j’écoutais il y a quelques minutes. Comme lui, je dirais : Ramons tous à la même cadence ! Sur la ligne verte, départ : station Honoré-Beaugrand – Est de Montréal.
La route s’annonce longue mais douce, avec deux belles correspondances – Lionel-Groulx et Snowdon – et vous êtes avec moi, votre ami lecteur, avec Terra Nostra, le plus grand des romans de Carlos Fuentes, une œuvre d’une richesse immense, empruntée à la Grande Bibliothèque nationale du Québec lors d’une semaine consacrée aux écrivains hispano-américains. Il est toujours bon de lire quelque chose de nouveau, une bouffée d’air frais pour pimenter nos lectures, enfin, de la vraie diversité. Par ailleurs, je dois renouveler ce prêt, car cette ancienne parution des Éditions Gallimard, datant de 1979, me semble infiniment volumineuse, avec ses 829 pages bien remplies en petits caractères. Le temps me fait la guerre, je n’en ai jamais assez pour lire autant que je le souhaiterais, mais je me lance un défi. J’aime cela. Je m’adonne toujours à ce plaisir, cette joie, la joie de lire. Le livre est mon compagnon, et il m’arrive souvent de m’endormir et de me réveiller avec un livre.
Ce n’est pas à moi de vous dire si je suis un bon lecteur ou non. Mais je termine toujours mes livres, et j’adore les dévorer. Déjà, je suis à la page 511, et bientôt à la 512e. Vous y êtes ? Nous y sommes ! Et nous sommes ici plusieurs mois avant le départ de Carlos Fuentes, un mardi 15 mai 2012. Selon la critique, il fut l’un des plus grands écrivains hispanophones de tous les temps, d’autres le considèrent comme un géant des lettres hispano-américaines du XXe siècle. Oui ! Les grands écrivains ne sont pas forcément ceux qui ont remporté un Nobel ou qui sont nobélisables, comme on veut me le faire croire. Parfois, cela conduit la littérature à perdre sa vraie valeur, son vrai sens, à cause de ceux qui se comportent trop souvent comme de véritables chiens enragés en quête de prix littéraires, comme s’ils chassaient des beefsteaks. La crise des distinctions.
La plume de Carlos Fuentes me rappelle à plusieurs reprises celle de Jacques-Stéphen Alexis, le plus grand écrivain haïtien de tous les temps, ou celle de Victor-Lévy Beaulieu, l’un des plus grands écrivains québécois vivants.
Notre voyage avec la Société de transport de Montréal – STM, commence à partir d’Honoré-Beaugrand, pour ceux qui connaissent bien Montréal, et le voyage littéraire se fait avec Terra Nostra, pour ceux qui ne connaissent pas Montréal mais ont au moins entendu parler de Carlos Fuentes. Ce voyage est très significatif pour nous, dans un sens symbolique, pour ceux qui se familiarisent plus ou moins avec l’histoire de ce grand écrivain hispanophone. Né au Panama en 1928, fils de diplomate, il a poursuivi ses études au Chili, en Argentine et aux États-Unis. Ambassadeur du Mexique en France de 1975 à 1977, il avait longuement vécu à Paris auparavant et avait enseigné aux États-Unis. Millénariste, érudit, avec un aspect hallucinatoire, Terra Nostra, ce maître-livre de Carlos Fuentes, scrute pourtant le passé hanté par les fantômes de Charles Quint, Philippe II et Charles II, dit l’« Ensorcelé », facette d’un personnage unique : le Monarque Éternel de toutes les Espagnes. Don Quichotte et Don Juan retrouvent dans ce chef-d’œuvre une jeunesse commune, tandis que Jeanne la Folle continue à traîner le corps momifié de son bien-aimé époux d’un couvent de Castille à l’autre. Autour d’eux, une foule de figures-collages nous restitue l’histoire en même temps que le mythe : chefs du soulèvement paysan des « Communeros », inventeurs d’hérésies, artistes et criminels, saints et fous de la mémoire vécue ou imaginée du monde hispanique. Il y a Célestine, violée par le Souverain le jour de ses noces, qui réapparaît – les lèvres tatouées, fille d’une louve et du Malin, compagne des trois bâtards marqués du sceau de l’Usurpateur, dont l’un fera le voyage initiatique vers les volcans du Nouveau Monde, comme nous allons le faire dans cet extrait :
« La place Tlatelolco s’emplissait de vie, d’agitation, de bruits, de musiques, de mille menues activités souriantes ; certains donnaient forme à l’argile avec leurs mains, d’autres tissaient le chanvre, d’autres encore dansaient et chantaient ; les orfèvres façonnaient avec art et habileté d’amusants jouets en argent : un singe qui bougeait la tête et les pieds et qui tenait dans la main une quenouille qu’il semblait filer ou une pomme qu’il avait l’air de manger ; de patients artisans posaient et fixaient plume après plume, examinant chacune sous tous les angles pour voir si elle rendait mieux dans le sens du poil ou à contre-poil ou en biais, à l’endroit ou à l’envers, et qui avec une perfection extrême fabriquaient tout en plumes d’animal, un arbre, une rose ; des enfants assis aux pieds de vieux maîtres ; des femmes allaitant des nourrissons, d’autres préparant les nourritures du pays – la viande de cerf ou de daim, de lièvre, de taupe, du poisson – qu’on mangeait toujours enveloppées dans ce pain à pâte molle, rond et plat comme une omelette, au goût de fumée ; des scribes, des poètes récitant d’une voix forte ou tranquille des vers sur l’amitié, la vie brève, les joies de l’amour, le plaisir des fleurs ; je sentis leurs voix toutes proches, j’écoutai ce matin-là, mon dernier matin, leurs mots épars :
Mes fleurs ne cesseront…
Mon chant ne cessera…
Je l’élève…
Nous aussi nous élevons des chants nouveaux ici…
Les fleurs nouvelles sont aussi entre nos mains…
Grâce à elles nos amis se réjouissent…
Grâce à elles notre tristesse se dissipe…
Je réunis tes chants, j’en fais un collier d’émeraudes…
Pour t’en parer…
Sur cette terre, ils sont ton unique richesse…
Mon cœur s’en ira-t-il aussi solitaire que les fleurs périssent ?
Mon nom ne sera-t-il plus rien un jour ?
Au moins les fleurs, au moins les chants… »
Le vieillard me regarda écouter et observer. Et lorsque enfin je tournai les yeux vers lui, en un sentiment mêlé de joie et de tristesse, il me demanda : « Tu comprends ? »
Nous sommes à la veille de l’an 2000… de l’Amérique latine, il ne reste que des terres ravagées par la publicité ou par des génocides et quelques réfugiés, témoins de ce que fut la culture d’un continent. La Seine bouillonne, les flagellants investissent Saint-Germain-des-Prés. Des tours de Saint-Sulpice s’élèvent les fumées de l’holocauste, tandis que sur les quais, les femmes de tous âges accouchent d’enfants mâles, tous marqués du sceau de l’Usurpateur : croix de chair sur l’omoplate et six orteils à chaque pied. Dans Terra Nostra, Carlos Fuentes se penche sur la naissance, la passion, la mort et la transformation de la civilisation commune à son continent. Abolissant toute chronologie connue au profit du temps réel, qui contient tous les temps, Terra Nostra est le livre des cercles, des spirales convergeant en un seul lieu. Et ce n’est pas un hasard si Carlos Fuentes situe le début et la fin de son récit à Paris – Paris fut pour lui ce point exact d’équilibre moral, sexuel et intellectuel entre deux mondes qui ont façonné notre malheur… l’anglo-saxon et le latin.
Terminus !
J’ai fait le voyage dans Terra Nostra avec Carlos Fuentes, et je lui rends hommage. Je profite de l’occasion pour vous inviter à en faire autant et à placer Terra Nostra parmi vos livres de chevet. C’est tout simplement un coup de cœur parmi les vrais classiques latino-américains. Un roman qui nous invite à une quête profonde de notre personnalité cachée. Un roman gigogne, où tout est signe, symbole et allégorie… Nous descendons à la station de métro Université de Montréal, troisième arrêt de la ligne bleue en direction de Saint-Michel, à partir de Snowdon. Et nous allons laisser Carlos Fuentes partir dans son voyage sans terminus et sans arrêt.
Merci d’avoir fait ce petit voyage avec moi !