Le 13 juin 2025, un chapitre tragique s’est ouvert dans l’histoire déjà tourmentée du Moyen-Orient. Ce jour-là, l’État d’Israël lançait une offensive surprise contre l’Iran – l’opération Lion dressé – ciblant ses infrastructures militaires et nucléaires.
En retour, la République islamique d’Iran déclenchait l’opération Promesse honnête 3, frappant le territoire israélien de drones et de missiles. Le cycle de la violence, vieux comme le monde, venait de franchir une nouvelle étape. Les morts s’empilaient, les larmes se répandaient, et le monde retenait son souffle.
Dans ce tumulte, une maxime ressurgit, plus actuelle que jamais : « Œil pour œil et le monde entier devient aveugle ». Attribuée à Gandhi, elle condense en quelques mots une vérité philosophique que les armes oublient trop souvent : la vengeance n’est pas une justice, mais une spirale. Dans cette chronique, il ne s’agit ni de distribuer les torts ni de cautionner les ripostes. Il s’agit de penser. Penser avec rigueur, avec éthique, avec lucidité. Penser, même si penser ne sauvera peut-être personne.
Le piège millénaire de la réciprocité meurtrière
À première vue, la guerre peut sembler logique : Israël se défend face à une menace existentielle, l’Iran riposte contre une agression sur son sol. Chacun, dans son récit national, se pose en victime légitime. Chacun justifie sa violence par celle de l’autre. Mais dans ce jeu de miroirs, la logique de défense devient vite une stratégie d’escalade.
C’est là le piège de la réciprocité : la riposte devient elle-même une provocation. La défense devient offense. La guerre devient routine. Et les peuples, pris en otage de leurs dirigeants, deviennent les cibles involontaires de missiles tirés au nom d’intérêts supérieurs.
Israël a perdu 24 civils. L’Iran, plus de 200. Et pourtant, aucune victoire ne se profile. Seulement la certitude tragique que la violence appelle la violence, et que chaque œil arraché rend la vue collective plus floue, plus haineuse, plus nocturne.
Peut-on parler de morale au milieu des missiles ? Oui, justement parce qu’elle semble absente. Parce qu’elle est l’oubliée des communiqués militaires. Parce que dans ce théâtre d’ombres, où chaque acte prétend être éclairé par la raison d’État, il faut ramener un minimum d’éthique.
Le philosophe Emmanuel Levinas, rescapé de l’horreur nazie, nous rappelle que « l’autre est un visage ». Un visage fragile, vulnérable, irremplaçable. Ce visage, c’est celui du civil iranien tué dans sa cuisine, de l’enfant israélien mort sous les débris, de la mère qui pleure dans un camp de fortune. Ce visage-là ne sait rien de l’uranium enrichi ni des manœuvres géostratégiques. Ce visage, c’est notre humanité commune.
La guerre, même habillée de grandes causes, est une faillite morale. Elle suspend l’interdit fondamental : « tu ne tueras point ». Même si l’on tue pour se protéger, même si l’on tue pour prévenir un mal plus grand, la question demeure : peut-on tuer la peur sans tuer des innocents ? Peut-on s’armer sans désarmer l’humanité ?
Le paradoxe de la puissance
Il est tentant de choisir un camp. De s’indigner sélectivement. De dire : « Ils ont commencé ». Mais la pensée véritable commence quand elle se refuse au confort des certitudes. Quand elle ose regarder la complexité en face. Quand elle se tient à équidistance des propagandes.
L’Iran est un régime autoritaire, accusé de multiples violations des droits humains. Israël est un État démocratique, mais engagé depuis des décennies dans des politiques contestées d’occupation, de colonisation, et d’oppression à l’égard du peuple palestinien. Nier cela, c’est s’aveugler volontairement. Mais réduire les peuples à leurs dirigeants, c’est une autre forme d’aveuglement.
Le rôle de l’intellectuel n’est pas de crier plus fort, mais de parler plus juste. D’éclairer les zones grises. De rappeler que ce conflit n’est pas un match de football où il faudrait encourager son équipe. Il est un drame humain, géopolitique, et spirituel.
Israël possède une puissance technologique redoutable. L’Iran aussi, dans une moindre mesure, surtout par ses proxies dans la région. Mais que vaut la puissance quand elle ne produit que de la ruine ? Que signifie « gagner » une guerre qui détruit autant l’adversaire que soi-même ? Le paradoxe de la puissance, c’est qu’elle engendre souvent une vulnérabilité accrue. Plus un pays se sent fort, plus il devient une cible.
C’est le paradoxe de Samson : le héros biblique détruit ses ennemis, mais meurt avec eux. La puissance sans sagesse est un suicide collectif. Et le monde regarde, impuissant, ce duel de titans aveuglés.
Quand le monde fermera les yeux…
Si la guerre continue, que restera-t-il ? Des ruines, du ressentiment, des orphelins, une région encore plus instable. Et si elle s’arrête, que restera-t-il ? Une haine dormante, des comptes à régler, un silence lourd de rancunes. Ce conflit, comme tant d’autres, ne peut pas être résolu par la force. Il exige un changement de paradigme. Une révolution des imaginaires.
Une diplomatie sincère. Un effort surhumain pour sortir de l’engrenage. Mais cela suppose une question fondamentale : sommes-nous prêts à désapprendre la vengeance ? Sommes-nous capables, collectivement, d’éteindre le feu plutôt que de le raviver ?
Dans un monde où chacun brandit sa souffrance comme un bouclier et son passé comme une arme, il ne reste qu’une voie : celle de l’humilité. L’humilité de reconnaître que la justice absolue n’existe pas. Que la paix n’est pas l’effacement de l’autre, mais sa reconnaissance. Que la sécurité ne naît pas de la peur qu’on inspire, mais de la confiance qu’on construit.
L’humilité de ne pas se croire éternellement dans son droit. De ne pas transformer la douleur en programme politique. De ne pas enseigner à ses enfants la haine de ceux qui ne leur ont rien fait.
La guerre Israël-Iran pourrait bien redessiner les équilibres géopolitiques du Moyen-Orient. Elle affaiblit l’Iran, démantèle ses alliances régionales, rebat les cartes d’un conflit vieux de plus d’un demi-siècle. Mais au fond, la question n’est pas seulement stratégique. Elle est humaine.
Car si chaque œil arraché appelle un œil en retour, alors oui, le monde deviendra aveugle. Aveugle à la douleur des autres. Aveugle à sa propre responsabilité. Aveugle à ce qu’il aurait pu être. Dans cette obscurité, il ne nous restera que la mémoire. Et cette question, posée à voix basse par les morts que nous aurons laissés tomber : était-ce vraiment la seule voie ?
Peut-être qu’un jour, une génération saura répondre autrement.