« Moi, je suis un pays. Et ce pays-là n’est pas encore indépendant. » — Victor-Lévy Beaulieu
Il y a des morts qui réveillent. Des départs qui, loin de plonger dans le silence, appellent à l’écho. Ce 9 juin 2025, le Québec a perdu un géant. Un homme-orage. Un homme-forêt. Un homme-livre. Victor-Lévy Beaulieu est mort. Et pourtant, quelque chose en nous — et autour de nous — s’est levé.
Il ne s’agit pas ici d’un simple écrivain qu’on enterre. Non. Il s’agit d’un pan entier de la littérature québécoise, un bastion de la pensée libre, un rebelle de plume qui a défié les normes comme on brise les chaînes. VLB, c’était l’écriture comme insoumission, le roman comme territoire, la langue comme souveraineté.
L’homme qui écrivait plus vite que son époque
Il faudrait un dictionnaire pour contenir VLB. Ou alors un labyrinthe. Car le personnage n’a jamais aimé les lignes droites. Il écrivait avec les tripes, avec la sueur, avec le feu d’un pays encore à naître. Né en 1945, il fut l’enfant d’un Québec rural, complexe, catholique, fermé sur lui-même… mais dont il pressentait déjà la métamorphose.
Avec Mémoires d’outre-tonneau, La Nuitte de Malcomm Hudd, Monsieur Melville, Antiterre ou L’Héritage, Beaulieu n’écrivait pas pour plaire. Il écrivait pour comprendre, pour secouer, pour bâtir. Il fut un bâtisseur d’univers. Un faiseur de lexiques. Un dramaturge impitoyable. Un chroniqueur-massue. Un pamphlétaire à sang froid. Et tout cela, dans un seul souffle. Le sien.
VLB a souvent dit qu’il écrivait « contre la bêtise ». Il aurait pu écrire contre la tiédeur. Car il n’a jamais été tiède. Ses mots étaient acides, brûlants, parfois crus. Mais toujours justes. Il avait ce génie d’ériger une phrase comme on bâtit une barricade.
Sa langue, brassée d’archaïsmes assumés, de joual épuré, de classicisme impie, était une révolution. Il a donné à la langue québécoise une densité que peu osaient, une musicalité rugueuse, une beauté violente. Chez lui, le mot n’était jamais décoratif. Il était outil, arme, offrande.
Et que dire de sa maison d’édition, Trois-Pistoles, fondée à contre-courant des modes, des subventions et des compromis ? VLB y publiait ce qu’il voulait lire. Il se fichait des circuits. Il croyait dans la vitalité d’un pays qui pense et qui s’écrit par lui-même.

Le Québec, son inépuisable personnage
Beaulieu n’a jamais quitté le Québec, même quand il voyageait. Il portait son pays dans ses phrases comme un cœur dans une cage thoracique. Il a parlé de ses maux, de ses silences, de ses trahisons, de ses grandeurs. VLB a été critique envers tout le monde, y compris envers les siens. Il n’a jamais renoncé à l’idée d’un Québec libre — libre dans sa langue, dans sa pensée, dans sa chair.
Il a vu passer les Révolutions tranquilles et les renoncements doux. Il a observé la dérive molle du rêve souverainiste et il l’a criée. Il a déchiré les idoles, mais jamais le peuple. Il enrageait pour le peuple. Il écrivait pour ceux qu’on oublie, pour les illettrés, pour les pauvres, pour les perdants magnifiques de l’Histoire. Victor-Lévy Beaulieu n’est pas une statue. Il est une brèche. Une voix qui continue de circuler dans les artères de ce Québec inquiet. Ce n’est pas un hasard si tant de jeunes écrivains lui doivent tout sans le savoir. Il a ouvert la voie à une littérature décomplexée, audacieuse, organique, rugueuse. Une littérature de sang, pas de salon.
Aujourd’hui, il meurt comme il a vécu : sans compromis, sans flafla. Mais l’éditeur qu’il était laisse derrière lui des centaines d’ouvrages, des milliers de pages, une bibliothèque entière d’intensité. Il laisse aussi un avertissement : le Québec ne survivra pas s’il ne s’écrit pas lui-même.
Un Haïtien… lui dit merci
Je suis né ailleurs, là où les tremblements de terre précèdent ceux de la langue. Mais j’ai été adopté par le Québec. Je le suis encore par l’écriture. Et parmi ceux qui m’ont fait aimer ce pays, ses mots, ses râles, ses montagnes et ses révoltes, il y a, VLB.
Il m’a appris qu’on ne demande pas la permission d’écrire. Qu’on n’attend pas l’approbation des puissants. Qu’on forge sa parole à même les blessures du peuple. Qu’on peut aimer un pays en le grondant. En l’élevant. En le hurlant.
Alors aujourd’hui, je le salue. Non pas comme un monument. Mais comme une étincelle qui refuse de s’éteindre. Un homme qui, toute sa vie, a refusé d’être domestiqué. Un écrivain dont la liberté fait peur… parce qu’elle donne envie de vivre debout.
Victor-Lévy Beaulieu est mort. Mais sa mort n’est pas un silence. C’est une alarme. Un rappel. Il nous faut des écrivains qui dérangent. Il nous faut des voix qui n’ont pas peur du peuple. Il nous faut des maisons d’édition au fond de la forêt. Il nous faut des mots qui sentent le bois, la chair, le feu.
Le Québec est en deuil. Mais qu’il n’en fasse pas une berceuse. Qu’il s’en serve comme tremplin. Pour relire VLB. Pour s’écrire. Pour se redresser. Et moi, du fond de mes racines haïtiennes, j’envoie à ce géant québécois un dernier salut :
Merci, VLB.
Tu nous laisses la langue.
Et la rage d’en faire un pays !