Le roman La plus secrète mémoire des hommes, écrit par Mohamed Mbougar Sarr et publié chez Philippe Rey, frappe dès les premières lignes par sa densité et sa richesse narrative. Ce n’est pas une simple lecture, mais un véritable voyage dans les méandres du passé et du présent, un périple entre l’Afrique et l’Europe, entre mémoire collective et identité individuelle. Ce qui captive immédiatement, c’est la quête littéraire du narrateur, Diégane Latyr Faye, un écrivain sénégalais installé à Paris. Fasciné par un livre mystérieux, Le Labyrinthe de l’inhumain, Diégane se lance à la recherche de son auteur, T.C. Elimane, un écrivain dont l’œuvre a bouleversé sa vie et sa vision de la littérature.
Publié en 1938, le livre d’Elimane a suscité une controverse dès sa parution, accusé de plagiat et sévèrement critiqué, souvent de manière teintée de racisme. Cet ouvrage, qui avait fait sensation dans le milieu littéraire, avait précipité la chute de son auteur, lequel a disparu après les accusations, emportant avec lui tous ses secrets. Le lecteur suit alors le parcours de Diégane, qui explore les méandres de cette énigme, cherchant à comprendre ce qui a conduit Elimane à se retirer des lumières de la littérature.
Cependant, l’enjeu dépasse de loin la simple recherche d’un écrivain perdu. Mohamed Mbougar Sarr aborde ici des questions fondamentales sur la littérature elle-même. Qu’est-ce qu’écrire? Qu’est-ce qui confère à une œuvre sa légitimité? À travers Elimane, une figure aussi fascinante que tourmentée, l’auteur interroge la manière dont la société perçoit et juge ses écrivains. Le narrateur rencontre des personnages énigmatiques qui semblent en savoir plus sur Elimane qu’ils ne le disent. Parmi eux, Siga D., une femme qui connaît les racines familiales de l’écrivain et les mystères de son départ pour la France. À travers elle et d’autres, Diégane découvre les fragments d’une vie marquée par des événements tragiques.
Le destin de T.C. Elimane, un écrivain dont l’œuvre a été condamnée à l’oubli à cause de controverses et d’accusations de plagiat, rappelle celui de certains auteurs contemporains tels que Marc-Édouard Nabe, qui, bien qu’ayant été publié plusieurs fois par la prestigieuse maison d’édition Gallimard (Visage de Turc en pleurs, Lucette, Je suis mort, L’âme de Billie Holliday). Avec son livre Au régal des vermines en 1985 aux éditions Barrault, il a rapidement vu sa carrière marquée par des polémiques. Cet ouvrage, perçu comme violemment provocateur, a suscité des critiques pour ses propos jugés racistes et antisémites. À l’instar d’Elimane, Nabe a provoqué des réactions exacerbées, poussant à la fois à l’admiration pour son style incisif et au rejet pour ses prises de position controversées. L’exemple de Louis-Ferdinand Céline, dont l’antisémitisme a terni l’œuvre tout en menant à une réhabilitation littéraire partielle, montre que la frontière entre l’artiste et ses idées personnelles peut devenir floue et que certaines provocations laissent des traces indélébiles.
La malédiction de l’écriture : entre génie et oubli
La figure d’Elimane est le cœur battant du roman La plus secrète mémoire des hommes, qui a valu à Mohamed Mbougar Sarr le prestigieux Prix Goncourt en 2021, ainsi que le Prix Transfuge du meilleur roman de langue française. Cet écrivain énigmatique, acclamé puis renié, devient à la fois une légende et un fantôme. Le narrateur est captivé par cet homme dont l’histoire semble refléter celle de tant d’écrivains noirs confrontés à une société littéraire dominée par les codes européens. L’écriture devient pour Elimane une sorte de malédiction, une voie vers l’oubli, alors qu’elle aurait dû le conduire à l’immortalité littéraire.
En parallèle, le roman interroge également la manière dont les écrivains africains et issus de la diaspora sont perçus et jugés dans le monde littéraire occidental. Sarr montre qu’Elimane n’est pas seulement une victime des accusations de plagiat, mais aussi des préjugés raciaux qui ont contribué à son ostracisation. Comme Marc-Édouard Nabe, qui s’est illustré par ses critiques acerbes de la société et du monde littéraire, Elimane semble porter sur ses épaules le poids d’une société qui ne pardonne pas la provocation. Nabe, notamment à travers son soutien à des figures controversées comme l’humoriste Dieudonné ou son rejet des conventions éditoriales, incarne également cette marginalité choisie, ce refus de céder aux normes dominantes.
La quête de soi et la rencontre des cultures
L’une des grandes réussites du texte de Sarr est sa capacité à lier l’intime à l’universel. La quête du narrateur, bien qu’elle porte sur Elimane, se révèle être une exploration de sa propre identité. En suivant les traces de cet écrivain oublié, Diégane questionne son propre rapport à la littérature, à l’Afrique, à l’Europe, ainsi qu’à l’héritage de la colonisation. Il interroge ce que signifie écrire dans une langue qui n’est pas celle de ses ancêtres, mais qui devient néanmoins le médium à travers lequel s’exprime son existence.
Le roman est également une méditation sur la rencontre des cultures. Le français, langue des colonisateurs, devient l’outil avec lequel les écrivains africains comme Elimane et Diégane expriment leur héritage et leur singularité. À travers ses découvertes, Diégane comprend que l’œuvre d’Elimane est le reflet des tensions entre plusieurs identités, entre une Afrique qui cherche à se reconstruire et une Europe qui continue de juger selon ses propres critères.
Cette dualité, on la retrouve aussi chez Marc-Édouard Nabe, qui, malgré son ancrage dans la culture française, adopte un regard critique et provocateur sur l’ensemble du paysage culturel et social. Il est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, un observateur et un acteur rejeté par ceux qu’il attaque avec son style acerbe. Comme Elimane, il est un homme qui navigue entre des mondes, entre l’acceptation et l’exclusion, tout en restant fidèle à une certaine idée de l’écriture, sans compromis.
Une structure complexe qui reflète la quête intérieure
La richesse du roman réside aussi dans sa construction narrative. Ce n’est pas une histoire linéaire, mais un entrelacs de souvenirs, de récits enchâssés, de voix multiples. Le narrateur n’est pas seulement un enquêteur, mais aussi un lecteur attentif, un archiviste des mémoires oubliées. Chaque personnage qu’il rencontre apporte une nouvelle pièce au puzzle, une nouvelle version de l’histoire d’Elimane. Par exemple, une poétesse haïtienne, qui a partagé un moment de sa vie avec Elimane en Argentine, fournit des fragments d’informations sur son parcours en Amérique latine, sans toutefois percer les mystères de cet homme insaisissable.
Cette structure fragmentée peut parfois déstabiliser le lecteur, qui doit s’accrocher à chaque mot, chaque détail, pour ne pas se perdre dans ce labyrinthe narratif. Mais cette complexité est aussi ce qui rend le texte si fascinant. Elle reflète la quête intérieure du narrateur, sa tentative désespérée de faire sens dans un monde qui ne cesse de se dérober sous ses pas.
La multiplicité des récits, des époques et des voix donne au roman une profondeur vertigineuse. Mohamed Mbougar Sarr semble nous dire que la vérité n’est jamais unique, qu’elle se construit à partir d’une multitude de points de vue, de souvenirs et de silences. Elimane, l’écrivain disparu, devient le symbole de cette multiplicité. Il est à la fois une figure mythique et un homme de chair et de sang, une projection des fantasmes littéraires et un être humain confronté à ses propres contradictions.
La littérature et à ses pouvoirs évocateurs
Le roman La plus secrète mémoire des hommes est avant tout une ode à la littérature. À travers la quête d’Elimane, c’est la littérature elle-même qui est mise au centre du récit. Sarr nous rappelle que les livres ont le pouvoir de traverser le temps, de hanter les mémoires, de changer des vies. L’écriture devient ici une forme de résistance, une manière de lutter contre l’oubli, contre l’effacement. Pour Diégane, comme pour Elimane, la littérature est un moyen de transcender les limites de l’existence, de s’inscrire dans une histoire plus grande que soi.
Mais cette littérature est aussi un espace de danger. Elle peut vous consumer, vous isoler, vous perdre. À travers Elimane, Sarr montre que l’écriture n’est pas toujours une échappatoire, mais qu’elle peut aussi devenir une prison, un fardeau à porter. Le narrateur, en retraçant la vie de cet écrivain disparu, prend conscience des sacrifices que l’écriture peut imposer, des attentes qu’elle génère et des désillusions qu’elle provoque.
Un an après la mort d’Elimane, Diégane découvre enfin ce qu’il cherchait, non seulement à travers son parcours de vie, mais aussi dans une lettre laissée à l’intention « de celui qui viendrait », ainsi qu’un manuscrit inachevé. Ce moment marque un tournant pour Diégane, qui comprend désormais ce qu’il doit faire de cette découverte.
Une œuvre d’une richesse inépuisable
La plus secrète mémoire des hommes, lauréat du Prix Goncourt et du Prix Transfuge du meilleur roman de langue française, est bien plus qu’une simple enquête littéraire. C’est une réflexion profonde sur la condition de l’écrivain, sur la manière dont la société façonne et détruit ses créateurs, sur le rôle de la littérature dans le monde contemporain. En retraçant la vie d’Elimane, le narrateur se confronte à ses propres démons, à ses propres doutes, à sa propre place dans l’histoire littéraire.
C’est une œuvre qui ne laisse pas indifférent, qui ébranle et qui interroge. Chaque page, chaque phrase, chaque mot semble porteur d’une réflexion sur le pouvoir de la littérature et sur ses limites. Sarr nous rappelle que les livres ne sont pas de simples objets de divertissement, mais des instruments de réflexion, des outils pour comprendre le monde et pour se comprendre soi-même.
Ce roman demande au lecteur une attention constante, une volonté de se perdre dans ses méandres pour mieux en ressortir transformé. En refermant ce livre, on a le sentiment d’avoir traversé une expérience unique, une expérience qui continue à résonner longtemps après la dernière page. Mohamed Mbougar Sarr, par cette œuvre magistrale, offre à la littérature contemporaine un texte qui marquera les esprits, un texte qui, à l’image d’Elimane, restera gravé dans la mémoire de ses lecteurs.
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