Port-au-Prince, théâtre de misères et d’espoirs brisés, prend vie dans Cathédrale du mois d’août. Pierre Clitandre nous offre une œuvre à la fois brutale et poétique, où les voix des déracinés résonnent dans un paysage urbain en décomposition. Ce roman, publié pour la première fois en 1979 (Cathédrale du mois d’août. Port-au-Prince: Fardin, 1979; Paris: Syros, 1982. États-Unis: Ruptures, 2013), s’impose comme un miroir des réalités socio-politiques d’Haïti, tout en plongeant le lecteur dans une narration empreinte de réalisme magique et de traditions vaudoues.

Dès les premières pages, le lecteur est happé par une prose qui mêle une observation aiguë de la misère humaine à une esthétique quasi mystique. La narration s’ouvre sur une ville en ruine, où chaque rue, chaque maison raconte l’histoire d’un peuple brisé, mais debout. Clitandre installe immédiatement le ton de son récit : un mélange d’intimité déchirante et de dénonciation collective.
Le titre lui-même, Cathédrale du mois d’août, évoque un édifice à la fois grandiose et fragile, une métaphore de la condition des déracinés haïtiens. La cathédrale, symbole de refuge spirituel, contraste avec l’âpreté des réalités qu’elle abrite. Ce choix de titre invite à une réflexion sur le sacré dans un monde profane, et sur la capacité des opprimés à ériger des sanctuaires intérieurs, même au milieu du chaos. C’est à partir de cette tension entre beauté et désespoir que le roman déploie toute sa richesse narrative.
Une ville en ruines, un peuple en survie
L’histoire s’ouvre sur un Port-au-Prince chaotique, où les infrastructures se désagrègent et où les habitants luttent pour leur survie. Clitandre décrit la migration des paysans vers la ville, contraints par l’effondrement économique des campagnes. L’urbanisation sauvage transforme leurs rêves d’un avenir meilleur en un cauchemar de pauvreté et de violence. La camionnette bondée, symbole récurrent dans le récit, devient le microcosme de ce chaos.
« Bras, mains, genoux, jambes et souliers… Les déracinés regardaient le ruban d’asphalte qui fuyait au-dessous d’eux et ceux qui avaient de la mémoire se souvenaient vaguement du village au flanc des mornes, entre les fleurs rouges des flambloyants et la majesté des mapous centenaires peuplés d’oiseaux chanteurs, de la chaumière entre les bananiers, de la couleur brune de la terre et de la rivière qui coulait sur le sable noir.
Les déracinés n’aiment pas se souvenir tout le temps. Et, quand cela arrive, ils secouent une jambe comme pour rythmer la douleur, enfoncent leurs dures machoires dans la paume d’une main et se passent le mégot jusqu’à la dernière bouffée. »
Ce premier point fort du roman réside dans sa dimension historique et sociale : Clitandre illustre magistralement la condition des « déracinés » haïtiens, ces paysans contraints d’abandonner leurs terres pour survivre dans des bidonvilles urbains. Par sa représentation à la fois réaliste et poétique, il dénonce les inégalités sociales, tout en révélant la résilience humaine.
Cependant : la narration, bien que riche, souffre parfois de lourdeurs narratives. Les descriptions longues et détaillées, bien qu’elles enrichissent l’univers du roman, peuvent ralentir le rythme et décourager certains lecteurs.

Le réalisme magique et les mythes vaudous : une poétique de la survie
Au-delà de la misère, Clitandre tisse un récit où le surnaturel se mêle au réel. Les mythes vaudous insufflent une dimension mystique au quotidien des personnages. La figure d’Erzulie, déesse vaudoue de l’amour, joue un rôle central dans l’imaginaire collectif des protagonistes.
Dans une scène onirique, John, un père désespéré, rêve d’une apparition d’Erzulie :
« C’était une grande femme avec de longues nattes d’ébène, vêtue d’une robe bleue peuplée d’étoiles, qui ressemblait à la Vierge-Marie de la Guadeloupe. Elle portait Raphaël à la hauteur de ses seins et lorsqu’elle ouvrait la bouche pour parler à John, il sortait de ses lèvres des groupes de papillons jaunes qui allaient se perdre dans les nuages. Elle demandait beaucoup de vins, de la chair fraîche de poissons, de l’igname, des gâteaux glacés, de la viande de poules, de porc, de boeufs, et de pigeons blancs. Elle disait qu’il faudrait s’occuper du parfum. Elle s’évapora dans un grelot de bracelets d’or et d’étoiles tombées. »
Ce deuxième point fort, le style littéraire riche, est marqué par un réalisme magique qui rappelle les œuvres de Gabriel García Márquez. Les descriptions de paysages, de la misère humaine et des coutumes locales sont imprégnées de lyrisme, conférant au texte une profondeur unique.
Cependant, cet usage abondant de symboles et d’images poétiques constitue également une complexité des références culturelles qui pourrait rendre la lecture ardue pour un public moins familier avec les traditions haïtiennes. Cette richesse culturelle, bien qu’un atout, peut nécessiter un certain contexte pour être pleinement appréciée.

Une critique sociale et politique prémonitoire
Pierre Clitandre utilise son récit pour dénoncer les injustices structurelles qui gangrènent Haïti. La centralisation économique, la corruption et la violence dictatoriale sont au cœur des souffrances décrites. À travers ses personnages, l’auteur dépeint une société où les alliances entre les élites économiques et les milices oppriment les populations marginalisées.
« Le moteur marche mal. Dire que j’ai dépensé vingt dollars la semaine dernière pour un graisser-serrer. Ces mécaniciens sont comme des cordonniers. Ils ne font que prendre l’argent que vous faites péniblement sous le soleil. Pour moi, la rue n’est jamais bonne, comprenez-vous. Je ne suis qu’un déveinard. Déveinard ! Rien que ça. La contravention qu’on doit payer, la prison qui vous menace, le gendarme avec son sifflet qui vous donne une terrible envie de brosser sa gueule, la lumière rouge qui vous arrête avec un seul passager, la gazoline à payer, le client qui vous engueule quand on ne s’arrête pas devant sa porte… Certains vous demandent même de les déposer sur leur lit ! »
Ce troisième point fort, une vision prophétique, réside dans la capacité de Clitandre à anticiper les crises sociales et politiques contemporaines d’Haïti. À travers des phrases prémonitoires et une narration engagée, il transcende son époque et inscrit son œuvre dans une pertinence intemporelle.
Néanmoins, le manque de développement des personnages secondaires, ce qui limite parfois la profondeur narrative et le potentiel émotionnel de certaines intrigues parallèles.
Une œuvre intemporelle et universelle

Avec Cathédrale du mois d’août, Pierre Clitandre dépasse le simple portrait d’Haïti pour offrir une réflexion universelle sur la pauvreté, l’exil et la résilience humaine. La poésie de son écriture, mêlant lyrisme et réalisme cru, rend hommage à un peuple en quête de dignité.
Clitandre nous invite à réfléchir non seulement sur Haïti, mais aussi sur nos propres sociétés et leurs déracinés modernes. Ce quatrième point fort, l’originalité culturelle, s’exprime dans l’intégration des mythes vaudous et de la culture créole comme éléments centraux du récit. Cette richesse confère au roman une place unique dans le paysage littéraire francophone.
Pourtant, malgré quelques faiblesses, ce roman est bien plus qu’une fresque littéraire : il est une célébration de la survie humaine, un appel vibrant à reconnaître la force et la beauté dans les fragments brisés de la vie. Pierre Clitandre nous rappelle que, même au milieu du chaos, il reste toujours une lumière, un espoir à chérir.
En somme, Cathédrale du mois d’août est une contribution essentielle à la littérature caribéenne, une œuvre où engagement social, poésie et prophétie politique s’entrelacent dans un récit d’une intensité rare.