Dany Laferrière est un conteur hors pair, un écrivain qui mêle l’autobiographie à la fiction avec une grâce et une sensibilité qui transcendent les frontières de la littérature. Le Goût des jeunes filles, publié initialement en 2005 chez Grasset, est un bijou de son œuvre. Ce roman, à la fois tendre et audacieux, nous plonge dans un Port-au-Prince de 1968 marqué par la dictature du régime Duvalier, tout en célébrant l’effervescence de la jeunesse, l’éveil du désir et les ombres qui enveloppent ces moments d’insouciance apparente.
Le Goût des jeunes filles a été réédité en format poche par les éditions Zulma le 19 octobre 2017. Cette édition offre une nouvelle opportunité de découvrir ou redécouvrir ce chef-d’œuvre de la littérature haïtienne contemporaine.
Un titre évocateur, une œuvre immersive
Le titre du roman évoque à la fois une douceur nostalgique et une curiosité proustienne. Pourtant, le récit de Laferrière est tout sauf une simple exploration de la mémoire. Il s’agit d’un plongeon dans un Port-au-Prince oppressant où la vie continue, malgré les tontons macoutes qui rôdent, les arrestations arbitraires et les disparitions. La jeunesse, cette force indomptable, est au cœur de ce récit.
Le narrateur, double fictif de l’auteur, nous transporte dans son adolescence, au moment où il découvre l’amour, le désir, et les nuances de la féminité. Ces jeunes filles, provocantes et libres, incarnent une vitalité qui défie les règles d’une société marquée par l’oppression. À travers elles, Laferrière dresse le portrait d’une génération qui rêve et vit malgré tout.
L’une des grandes forces de Le Goût des jeunes filles réside dans son observation minutieuse des relations sociales et des dynamiques de classe. Laferrière oppose subtilement les différentes couches de la société haïtienne : d’un côté, Marie-Michèle, issue d’un milieu bourgeois, bien élevée et protégée ; de l’autre, les filles de la rue, ces figures puissantes et indomptables, dont l’arrogance dissimule la fragilité.
À travers ces personnages féminins, l’auteur déconstruit les idées reçues sur la féminité et le désir. Ces jeunes femmes, audacieuses et sensuelles, ne se contentent pas d’être des objets de fascination. Elles sont actrices de leur propre histoire, même si leur liberté apparente est parfois illusoire. Leur sensualité et leur insouciance sont un moyen de résister à la peur omniprésente. Cependant, derrière leur façade insouciante se cache une réalité plus sombre : leur fragilité face à des hommes souvent violents et opportunistes, soumis aux ordres d’un régime tyrannique.
L’art du contraste : entre l’érotisme et la terreur
L’écriture de Laferrière, toujours marquée par une impertinence savoureuse, se déploie ici dans un registre qui mêle érotisme et gravité. Chaque page est traversée par un contraste saisissant entre la chaleur du désir et le froid de la terreur. La dictature de Duvalier, omniprésente, sert de toile de fond au récit. Pourtant, ce contexte historique ne prend jamais le dessus sur la célébration des instants de grâce et de beauté.
Les chapitres, introduits par des titres poétiques inspirés de Magloire Saint-Aude, renforcent cette tension. Le lecteur est invité à savourer les moments fugaces de liberté tout en étant constamment rappelé au poids du contexte politique. C’est cette dualité qui rend le roman si puissant : la coexistence de la lumière et des ténèbres, de l’insouciance et de l’horreur.
Sous ses airs de chronique nostalgique, Le Goût des jeunes filles est également une critique sociale acerbe. Laferrière pointe du doigt la bourgeoisie haïtienne, qui se protège de la misère ambiante tout en exploitant le peuple. Marie-Michèle, bien qu’attachante, est un symbole de cette classe privilégiée, incapable de comprendre pleinement les réalités des jeunes filles de la rue.
En filigrane, le roman est aussi un hommage à la littérature haïtienne et à ses figures emblématiques. Si Magloire Saint-Aude est présent comme un guide poétique, Laferrière ne manque pas de dénoncer la compromission de certains intellectuels face au pouvoir. Cette réflexion sur le rôle de l’écrivain dans une société en crise ajoute une profondeur supplémentaire à l’œuvre.
Une écriture sensuelle et audacieuse
L’écriture de Laferrière est un pur délice. Elle allie une simplicité apparente à une richesse sensorielle qui immerge le lecteur dans l’atmosphère de Port-au-Prince. Les descriptions sont vivantes, presque tactiles. On ressent la chaleur des ruelles, le frisson des rencontres interdites, l’angoisse diffuse qui plane sur chaque moment de bonheur.
Mais ce qui distingue véritablement l’écriture de Laferrière, c’est son humour. Un humour parfois insolent, souvent tendre, qui éclaire même les moments les plus sombres. Cet équilibre entre légèreté et gravité est la marque de fabrique de l’auteur, et Le Goût des jeunes filles en est un exemple éclatant.
Le Goût des jeunes filles a été accueilli avec enthousiasme par la critique et les lecteurs. Ce roman s’inscrit dans une œuvre plus vaste qui a valu à Laferrière de nombreux prix et distinctions, dont son entrée à l’Académie française en 2013. Bien que ce livre ne soit pas explicitement récompensé par des prix majeurs, il a contribué à asseoir la réputation de l’auteur comme l’une des voix les plus importantes de la littérature francophone contemporaine.
Le Goût des jeunes filles c’est une célébration de la jeunesse, de la féminité, et de la capacité de l’humain à trouver des éclats de lumière au cœur des ténèbres. Dany Laferrière y déploie tout son talent pour capturer l’essence de ces moments fugitifs qui façonnent une vie. Avec ce récit, il nous rappelle que même dans les contextes les plus difficiles, il existe toujours des instants de grâce, des souvenirs précieux qui nous accompagnent pour toujours. Une lecture incontournable pour quiconque veut comprendre la profondeur de l’œuvre de cet auteur exceptionnel.
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