Des voix plus sensibles soulignent la procession des despotes qui ont pillé Haïti au fil des ans, le privant d’une infrastructure efficace et le rendant particulièrement vulnérable face aux catastrophes. Mais pour de nombreux Haïtiens, la faute incombe plutôt à l’expérience coloniale, aux négriers et extorqueurs de l’empire qui l’ont paralysé avec une dette indigne le gardant de façon permanente en retard dans sa croissance économique. La ligne de faille va directement à la France.
Au 18è siècle, Haïti, le bijou des grandes Antilles, était le plus grand exportateur de sucre au monde, la perle des Caraïbes (à l’époque la canne à sucre avait la même importance dans l’économie que le pétrole a aujourd’hui dans notre économie). Mais selon les normes coloniales, les traitements imposés aux esclaves, moteur de cette prospérité, travaillant dans les plantations furent atroces, ignobles et déshonorants. Ils sont morts si vite que la France importe 50 000 nouveaux par an afin de maintenir ses chiffres et ses profits.
Indignés, les esclaves d’Haïti se révoltent sous la direction de leurs chefs autodidactes Jean-Jacques Dessalines et Alexandre Pétion. Après de longues guerres de libération, les forces de Napoléon ont été défaites. Les Haïtiens ont déclaré leur indépendance le 1er janvier 1804 et furent les premiers à qualifier l’esclavage de crime contre l’humanité.
Haïti a été fondée sur l’exigence des droits et l’autonomie de personnes dont la liberté avait été volée: le pays lui-même est un hommage à la liberté et la résilience humaine.
Ces esclaves révoltés juraient de «vivre libres ou mourir». Mais cette «impertinence», la France ne leur a jamais pardonnée, y compris la perte des revenus de son système esclavagiste: 800 plantations de sucre détruites, 3000 plantations de café perdues. Un blocus commercial brutal a été imposé à la jeune République durant un siècle et demi. Coupable de sa liberté, Haïti fut obligée de payer une indemnisation gigantesque.
En 1825, vingt-et-un ans après l’indépendance d’Haïti, la France a imposé à son ancienne colonie une indemnité de 150 millions de francs-or, sous la menace d’une invasion militaire et d’une restauration de l’esclavage. L’ordonnance royale de Charles X a été soutenue le 17 avril 1825 par une flotte de 14 navires de guerre français à la remorque dans la rade de Port-au-Prince, prête à intervenir.
Les conditions étaient non négociables pour Haïti, déjà épuisée par de longs combats et son dur devoir d’exister en tant que jeune nation. Le pays fut obligé d’accepter l’inacceptable, celui de payer sa liberté du joug de l’esclavage par le nez. Il ne s’agissait pas d’un accord entre Haiti et la France. Il faut souligner que c’était par l’utilisation de la violence, et non pas par traité ou délibérations d’un tribunal international, que cette indemnité a été fixée, puis demandée. La somme colossale, ramenée à 90 millions de francs-or en 1838, a fait ployer des générations d’Haïtiens, une «dette illégitime» que la nation haïtienne n’a fini de payer qu’en 1947.
La comptabilité historique est une entreprise inexacte, mais l’ampleur de l’usure française était étonnante. Même lorsque l’indemnité totale a été réduite à 90 millions de francs-or, Haïti est restée paralysée pour toujours par la dette, l’isolement économique et la mise en quarantaine diplomatique*. Le pays a pris des emprunts auprès des États-Unis, de l’Allemagne, et même chez des banques françaises, à des taux exorbitants.
Pour mettre en perspective le coût et la valeur de cette dette indigne: en 1803 la France a accepté de vendre le territoire de la Louisiane aux États-Unis, une zone 74 fois la taille d’Haïti, pour 60 millions de francs-or, beaucoup moins que le montant de la dette réclamé par la France.
Accablée par ce lourd fardeau financier, la première République noire est née en quasi-faillite. En 1900, quelque 80% du budget national était encore englouti par les remboursements de cette dette. De l’argent qui aurait pu être consacré à la construction d’une économie stable est allé à des banquiers étrangers et à la France. D’ici là, l’économie haïtienne est irrémédiablement défoncée, le pays embourbé dans la pauvreté, politiquement et économiquement instable, en proie aussi aux déprédations des autocrates.
En 2010, il y eut une réclamation faite par des universitaires et intellectuels français (Étienne Balibar, Stéphane Douailler, Edgar Morin, Antonia Birnbaum, Éric Alliez, Patrick Savidan, Chantal Jaquet, Jérôme Vidal, Lucien Sève.) Le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) a estimé le remboursement de la dette à 17 milliards d’euros (22 milliards US $, intérêts compris).
Mais bien avant, en 2003, le président haïtien Jean-Bertrand Aristide, premier président démocratiquement élu après la dictature des Duvalier, a essayé de présenter une demande de restitution de la somme versée. En représailles, le gouvernement français a participé à son renversement par une rébellion armée. Le président haïtien a essayé de résister aux menaces, mais a été succombé à la pression de l’ambassade des États-Unis et de la France. Il a quitté le pays sur un avion américain qui l’emmena en exil vers l’Afrique du Sud. Une force d’occupation a été ensuite installée dans le pays en 2004. Depuis qu’il a regagné Haïti début 2011, l’ancien président se fait de plus en plus discret.
En 2004, Jacques Chirac a mis en place une commission de réflexion dirigée par le philosophe de gauche Régis Debray. Cette commission avait pour objectif d’examiner les relations historiques de la France avec Haïti: elle concluait benoîtement que la demande de restitution était «non pertinente en termes juridiques et historiques.»
Haïti n’a pas besoin de mots, de conférences ou de commissions de réflexion. L’héritage du colonialisme dans le monde entier est amer, donc irréparable, mais dans certains pays il existe un lien beaucoup plus direct entre les offenses du passé et les horreurs du présent.
La restitution à Haïti sans doute «un moyen de remettre en cause les déséquilibres économiques d’aujourd’hui entre les anciennes colonies et les anciennes puissances coloniales car, à l’évidence, la richesse des uns s’est constituée en bonne partie grâce à l’exploitation des autres.*» Et dans le sillage de la fragilité économique actuelle d’Haïti, c’est plus qu’un devoir pour la France, «pays des droits de l’Homme».
Comme a dit un jour l’éditorialiste français Alain Genestar sur les ondes de Radio France Internationale (RFI): «compte-tenu de tout ce que nous savons, de tout ce que nous avons fait, de tout le mal dont nous avions été autrefois les auteurs puis plus tard les complices, ce n’est pas d’aides charitables, mais d’indemnités, de dédommagements.»
À entendre le président François Hollande, en visite en Haïti le 12 mai 2015, des voix s’interrogent sur le courage de la France d’honorer sa dette à son ancienne colonie. Après avoir déclaré la veille «quand je viendrai en Haïti, j’acquitterai à mon tour la dette que nous avons», son entourage a vite précisé qu’il s’agissait d’une «dette morale». Mais pour Louis-Georges Tin, du Conseil représentatif des associations noires de France (le CRAN), «dire à Haïti: ‘Voilà des réparations morales, et ça suffit’ est parfaitement immoral.»
Notes
* L’armée indigène. La défaite de Napoléon en Haïti, Jean-Pierre Le Glaunec, Lux Éditeur 2014
** Esclavage et réparations. Comment faire face aux crimes de l’histoire, Louis-Georges Tin, Stock, 2013.
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