Au Québec, on aime le silence de la forêt, le calme des ruelles enneigées, la sainte paix du dimanche matin, et le petit bonjour gêné qu’on se lance en évitant de trop se connaître. C’est un pays où l’on fait la file pour tout, y compris pour ne pas déranger. Alors forcément, quand une prière collective s’invite au beau milieu du square Victoria ou sur un trottoir du boulevard Saint-Michel, avec tapis déroulé et chants amplifiés, ça crispe un peu l’asphalte. Ce n’est pas une question de religion. C’est une question de règlementation. Et de gros bon sens.
Je vais le dire tout de suite, pour éviter les procès d’intention : je n’ai rien contre les musulmans. Ni contre les hindous, les juifs, les bouddhistes ou les adorateurs du spaghetti volant. Je suis même pour la liberté de culte. Mais j’aimerais aussi rappeler que le mot liberté vient toujours avec un petit mot qui lui colle au mollet : cadre. Et ce cadre, au Québec, s’appelle Charte des droits et libertés de la personne… mais aussi Code municipal, Code de la sécurité publique, et Règlement d’urbanisme. Ce n’est pas très spirituel, mais c’est la loi.
La rue, dans un État laïque, est un lieu commun. Elle appartient à tous et à personne. C’est l’espace où les chiens promènent leurs maîtres, où les enfants apprennent à pédaler, où les amoureux s’embrassent maladroitement, où les artistes jouent du violon sans être suspectés d’invoquer Vivaldi comme divinité. C’est un lieu de passage, pas d’adoration.
Or, lorsqu’un groupe décide de transformer un trottoir, un parc, ou une place publique en mosquée à ciel ouvert — avec prosternations coordonnées, prêche improvisé et ambiance sonore rappelant une mini-Mecque — il y a un glissement. Le lieu public devient temporairement un lieu privé de fait, réservé à ceux qui partagent la même foi et le même rituel. Et ça, ce n’est pas seulement une gêne sociale, c’est une friction juridique.
Les défenseurs des prières de rue citent avec ferveur la Charte canadienne des droits et libertés : liberté de conscience et de religion, section 2. Très bien. Mais lisons au-delà du verset. La jurisprudence canadienne a établi, à maintes reprises, que la liberté de religion n’est pas absolue. Elle est encadrée par le respect de l’ordre public, des droits des autres citoyens, et des limites raisonnables dans une société libre et démocratique (bonjour section 1).
Autrement dit : vous avez le droit de croire en ce que vous voulez, de pratiquer vos rituels… mais pas n’importe où, n’importe comment. Sinon, demain, un disciple du soleil viendra faire des sacrifices de fruits à l’intersection Papineau-Masson à 17h, et un culte évangélique s’emparera du métro Mont-Royal pour y faire des baptêmes spontanés dans le lavabo des toilettes. Prière de rester sérieux.
À Montréal comme ailleurs au Québec, il est interdit d’occuper l’espace public à des fins non autorisées sans permis. Installer un autel à ciel ouvert, égorger rituellement un animal au coin d’une rue, laisser des offrandes alimentaires sur le trottoir ou accueillir un troupeau de chèvres sacrées pour une procession symbolique — tout cela serait évidemment interdit. Alors pourquoi la prière collective dans la rue échapperait-elle à cette même règle?
La Ville de Montréal, par exemple, dispose d’un règlement d’occupation du domaine public qui interdit expressément les rassemblements non déclarés. Si un groupe se réunit régulièrement pour une activité structurée (comme une prière collective), cela devient une occupation de l’espace public qui doit être encadrée. Les contrevenants peuvent être interpellés, verbalisés, voire dispersés — avec délicatesse, bien sûr. Parce que, comme le dit la police : Pas de trouble, pas de tapage, pas de tapis.
Mais voilà que surgit maintenant une nouvelle étape dans cette conquête liturgique de l’espace public : l’appel à la prière crié par haut-parleur dans des quartiers résidentiels. Si vous pensiez que le camion de crème glacée en été était déjà agaçant, attendez d’avoir un micro qui vous rappelle, cinq fois par jour, que vous êtes attendus à genoux.
Il ne s’agit plus ici d’expression religieuse, mais d’une intrusion sonore dans le quotidien des autres. Et ça, les règlements municipaux sont très clairs : pas de bruit excessif, surtout pas si ça vient d’un mégaphone sacré. En effet, l’article 90 du Règlement sur les nuisances sonores de Montréal interdit toute émission sonore qui trouble la paix du voisinage. Même Mahomet, s’il revenait, devrait garder sa trompette pour l’intérieur.
Je ne suis pas arrivé ici pour transformer mon pays d’accueil en réplique fidèle de mon pays d’origine. Et je le dis avec la même conviction que celle née en moi le jour où j’ai compris que l’hospitalité n’efface pas l’exigence de respect. L’intégration, ce n’est pas effacer ses racines, mais comprendre le sol sur lequel on replante ses branches.
Il y a ici des mosquées, des centres culturels, des locaux communautaires. Il existe même des ententes entre les municipalités et les communautés pour l’aménagement de lieux de prière. Mais prier au beau milieu de la rue, pendant que les voitures circulent, que les feux de circulation clignotent et que la vie urbaine suit son cours, ce n’est pas un simple geste de foi. C’est une mise en scène qui défie les règles communes, une manière implicite de dire : « mes convictions religieuses passent avant vos lois ». Ce n’est pas seulement une provocation involontaire, c’est un refus assumé de jouer selon les codes du vivre-ensemble ici. Et dans un État de droit, ce refus est une prière à la discorde.
Soyons logiques. Si l’on tolère les prières publiques musulmanes, sur quelle base interdirait-on demain à un groupe d’hindous de célébrer une Ganesh Chaturthi devant l’hôtel de ville, en bloquant les rues avec tambours et encens, ou à des animistes de danser nus au parc Lafontaine, en plein midi, sous prétexte d’invoquer la pluie au clair de lune ? Dans un État laïque, l’espace public ne devrait pas devenir une scène ouverte aux démonstrations spirituelles dictées par les calendriers religieux.
Il faut bien que l’État trace une ligne. Et cette ligne, ici, ce n’est pas l’hostilité, ni accommodements envers la religion. C’est une exigence de neutralité. Une exigence qui permet à toutes les confessions de cohabiter dans le respect. Et non d’imposer, chacune à leur tour, leur propre vision sacrée de l’espace commun.
On ne vous demande pas de ne plus prier. On vous demande de prier ailleurs. Pas sur les pelouses publiques, pas entre deux bancs de neige, pas dans l’aéroport, pas dans le métro, pas au coin d’un arrêt d’autobus où le seul miracle attendu est celui d’un service ponctuel. Ce n’est pas une fatwa contre la foi. C’est un appel au vivre-ensemble. C’est une invitation à pratiquer sa religion dans des lieux appropriés, sans instrumentaliser la rue pour faire un point. La religion, c’est intime, on dit. Donc, elle mérite le respect qu’on accorde aux choses privées. De la même manière que mes parties intimes restent dans mon pantalon, ma foi, elle aussi, reste dans l’espace qui lui convient — le cœur, la maison, ou le lieu de culte. Pas au milieu de la rue.
Soyons honnêtes : à ce rythme, on aura bientôt des pistes cyclables réservées aux pèlerins, des abribus orientés vers La Mecque, et des feux de circulation interrompus cinq fois par jour pour motifs spirituels. À ce moment-là, ce ne sera plus une société laïque, ce sera une pièce de théâtre absurde. Alors prière de ne pas prier ici. Prière de prier chez vous. Ou à la mosquée. Ou dans votre cœur, comme le font tant d’êtres spirituels discrets. Parce qu’au fond, si votre foi a vraiment besoin d’un haut-parleur, peut-être qu’elle vous parle moins qu’elle parle aux autres. Et si Dieu — Allah, pardon — est partout, pourquoi toujours le chercher dans les interstices du béton?
As-salām ’alaykum !