Le monde est en proie à un profond malaise, un mal-être qui semble provenir d’une incertitude quant à sa destination, ou peut-être d’une sombre intuition : si nous savions où il allait, ce serait pour découvrir que nous nous dirigeons vers la catastrophe. Mais qu’est-ce que le malheur ? Peut-on vraiment, par la seule force du raisonnement, comprendre comment il se lie au bonheur ? Il est à craindre que non. Pourtant, une forme de bonheur, un bonheur essentiel, réside dans la lecture. La lecture, tout comme l’écriture, se manifeste souvent comme une éruption, une évasion, une pratique qui dépasse l’apprentissage ou le simple récit pour devenir un exutoire, un moyen d’exorciser nos démons intérieurs. Lorsque vous vous asseyez pour écrire, vous ressentez un soulagement. L’auteur qui voit l’encre se répandre sur la page blanche éprouve le désir irrésistible de partager ce qui n’était, au départ, qu’un instinct d’écriture. Cet instinct devient rapidement une urgence, et cette urgence se transforme en une nécessité.
Mais l’écriture, bien plus qu’un métier, est avant tout une passion, qu’elle soit pratiquée à travers un blog, un magazine ou un livre. Pour ceux qui aspirent à en faire leur profession, la question se pose toujours : comment concilier cette passion avec la réalité économique ? C’est là que réside l’une des plus grandes contradictions : transformer l’acte d’écrire en une profession. À quelques exceptions près, écrire ne signifie pas que l’on pourra vivre de sa plume. La plupart des écrivains doivent chercher d’autres sources de revenus, en donnant des cours, en animant des conférences, ou en travaillant dans le journalisme. Et si l’on décide de prendre ce risque, il devient impératif de consolider l’écriture entre le temps de créer, de construire une image, et celui de publier. Cependant, les impératifs financiers ne peuvent attendre ; si vous devez travailler dans un secteur non lié à l’écriture, il est possible que vous disposiez de peu de temps pour ce qui est pourtant essentiel à vos yeux.
La question “Vivez-vous de votre plume ?” est celle que chaque auteur entend le plus souvent. Pourtant, en jonglant avec les factures mensuelles, on se demande comment les écrivains parviennent à vivre de leur art, surtout dans des pays où la lecture n’est pas une pratique courante. En moyenne, l’auteur reçoit environ 10 % du prix de vente de chaque livre, le reste étant réparti entre l’éditeur, qui supporte tous les coûts liés à l’édition, la publication et la promotion, le distributeur et le libraire. Le problème ne réside pas seulement dans le faible nombre de lecteurs, mais aussi dans l’impossibilité de faire de l’écriture une profession viable, un dilemme qui a toujours imprégné la littérature, lui conférant parfois un charme particulier. Il suffit de penser à Jack Kerouac et ses amis dans Sur la route ou à Henry Miller dans Tropique du Cancer, tous deux figures de bohèmes misérables. L’urgence des grandes villes, cette vie qui nous oblige à posséder une maison, une voiture, impose une dure réalité à tout le monde, y compris aux écrivains. Il semble qu’un signal constant nous murmure que l’écriture n’en vaut pas la peine. Le monde n’a pas besoin de littérature, et il ne vous aidera pas à écrire. Virginia Woolf l’a exprimé ainsi :
« Écrire une œuvre géniale est presque toujours un exploit d’une prodigieuse difficulté. Tout semble s’opposer à ce que l’œuvre sorte entière et achevée du cerveau de l’écrivain. Les circonstances matérielles lui sont, en général, hostiles. Des chiens aboient, des gens viennent interrompre le travail ; il faut gagner de l’argent ; la santé s’altère. De plus, l’indifférence bien connue du monde aggrave ces difficultés et les rend plus pénibles. Le monde ne demande pas aux gens d’écrire des poèmes, des romans ou des histoires ; il n’a aucun besoin de ces choses. Peu lui importe que Flaubert trouve le mot juste ou que Carlyle vérifie scrupuleusement tel ou tel événement. Et, bien entendu, il ne paie point ce dont il n’a cure. C’est pourquoi l’écrivain, qu’il soit Keats, Flaubert ou Carlyle, est atteint de toutes les formes de déséquilibre et de découragement, et cela surtout pendant les années fécondes de la jeunesse. Une malédiction, un cri de douleur s’élève de leurs livres d’analyses et de confession. « Grands poètes dans la misère », tel est le refrain de leur chant. Si, en dépit de toutes ces difficultés, quelque chose naît, c’est miracle ; et sans doute aucun livre ne vient-il au jour aussi pur et aussi achevé qu’il fut conçu. » (Une chambre à soi, Ed. Denoël 1977).
L’exemple de Malarky, le premier roman de la Canadienne Anakana Schofield, en est une illustration frappante. Publié au Canada, puis au Royaume-Uni, ce livre lui a valu une avance de 6 500 £ de son éditeur. Cela peut sembler beaucoup, mais il lui a fallu douze années d’efforts acharnés pour l’écrire. Cet argent peut-il réellement compenser une décennie de travail non rémunéré ? À cette question, son éditeur a simplement répondu : “Vous avez de la chance d’être publiée”, soulignant ainsi la rareté et la chance qu’un éditeur ait pris un pari sur elle.
L’écriture ne peut donc être qu’une affaire de passion. Sinon, quelle est cette folie qui pousse à travailler gratuitement, à dépenser son énergie jusqu’à la dernière goutte ? Il est indéniable que, dans notre culture dominée par les réseaux sociaux, un besoin constant de partager nos opinions a provoqué un véritable boom de l’écriture. Les ateliers littéraires, les groupes, et les cours se multiplient ; de nombreuses personnes veulent désormais créer un blog ou publier un livre pour raconter leurs histoires. Certains parviennent même à gagner des milliers de dollars dans cette blogosphère mondiale. Mais au-delà de toutes ces difficultés, persistent ceux qui préservent la valeur des mots, animés par une urgence presque surnaturelle.
Ce que vous choisissez de faire doit vous passionner, sinon vous n’aurez pas la motivation nécessaire pour le mener à bien. Steve Jobs, figure majeure de l’électronique grand public et souvent qualifié de visionnaire, croyait que la passion était un élément déterminant du succès. Dans son discours d’ouverture à l’université de Stanford en 2005, qui a été visionné des millions de fois, il a déclaré :
« Vous devez trouver ce que vous aimez. Et ce qui est vrai pour votre travail, l’est aussi pour vos amours. Votre travail va remplir une large partie de votre vie, et l’unique façon d’être vraiment satisfait est de faire ce que vous croyez être du bon travail. Et l’unique façon de faire du bon travail est d’aimer ce que vous faites. Si vous n’avez pas encore trouvé, continuez à chercher. Ne laissez pas tomber. Comme toutes les questions de cœur, vous saurez quand vous aurez trouvé. »
C’est probablement le meilleur conseil de carrière que l’on puisse donner à de jeunes gens. Mais Steve Jobs lui-même n’a pas suivi son propre conseil. S’il avait suivi sa passion pour le mysticisme oriental plutôt que de fonder Apple, il aurait probablement été l’un des enseignants les plus populaires du Zen Center.
La lecture et l’écriture sont des pratiques cathartiques, bien plus abordables qu’une thérapie. Elles apportent une intégrité, un sens à une vie et un monde en crise. Si vous écrivez uniquement pour décrocher un prix ou une distinction, ou parce que vous avez rêvé d’être écrivain enfant, votre motivation n’est pas suffisante. Cela dit, je ne saurais vous décourager : si vous souhaitez écrire, que ce soit par le biais d’un blog, d’un magazine ou d’un livre, faites-le.
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