Le temps, disait Proust, ne fait rien à l’affaire si l’on sait retrouver la sensation originelle. Et voilà qu’en 2024, Edgar Morin, l’un des derniers géants de la pensée contemporaine, prouve que même les années peuvent plier l’échine devant la mémoire littéraire.
À cent-deux ans, l’auteur de la pensée complexe — cette grille de lecture du réel qu’il a patiemment construite pour mieux en épouser les contradictions — revient là où on ne l’attendait pas : dans les limbes de la fiction. Et pas n’importe laquelle. Celle d’un roman écrit à la sortie de la guerre, en 1946, alors qu’il n’était encore qu’un jeune homme au regard inquiet et à la plume incertaine.
Un manuscrit oublié, un écrivain refoulé
Enfoui sous les couches de l’histoire personnelle, laissé de côté, redouté même, L’année a perdu son printemps (éditions Denoël, 2024) ressurgit comme un fantôme docile. Longtemps relégué dans un coin de mémoire ou, plus littéralement, dans un amas de papiers épars conservés à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), ce texte est aujourd’hui livré au public par les éditions Denoël. Ce n’est pas seulement une publication. C’est une rencontre retardée. Un rendez-vous que le jeune Edgar, à peine sorti de la guerre, avait pris avec son futur lui-même sans le savoir.
Ce roman, écrit à l’âge de 25 ans, met en scène un certain Albert Mercier, double de l’auteur. L’invention du pseudonyme ne trompe personne. Albert est Edgar, ou plutôt l’Edgar d’alors, traversé par les contradictions de son temps et lesté d’une inquiétude sourde sur le monde et sur lui-même. Reflet d’une époque où l’Europe peine à se réinventer, ce personnage fictif incarne la douloureuse construction d’un homme qui, sans encore le savoir, allait devenir l’un des penseurs majeurs du XXIe siècle.
Pourquoi ce roman n’a-t-il pas vu le jour plus tôt ? La réponse, l’auteur nous la livre dans une préface touchante : il doutait de ses capacités littéraires. Pas de son intelligence – déjà bien installée – mais de son souffle romanesque. Il craignait, aussi, de troubler ses parents. Il y a dans cette pudeur une preuve de la sincérité qui traverse l’œuvre. Morin, à 25 ans, n’écrit pas pour briller. Il écrit pour comprendre, pour interroger, pour sonder.
L’écriture comme archéologie de soi

Redécouvrir un texte de jeunesse à 102 ans, ce n’est pas simplement exhumer quelques phrases écrites dans l’élan de la vingtaine. C’est faire face à ce que l’on a été, avec ses fragilités, ses enthousiasmes mal maîtrisés, sa rage de dire sans savoir encore comment.
C’est aussi faire le deuil de ce que l’on n’a pas osé. Et dans ce geste de reprise, Morin ne se contente pas de republier : il réécrit, réorganise, reconstruit. Avec l’aide de son éditrice, il comble les trous, reconstitue les lignes manquantes, redonne souffle à un manuscrit à la fois perdu et toujours là.
Mais la plus grande surprise, confie-t-il, c’est qu’il a fini par aimer ce roman. Y compris son style. Peut-être parce que ce style, justement, n’était pas encore corseté par les exigences théoriques. Il y a dans ces pages un désordre vivant, un langage pas encore maîtrisé, une jeunesse non pas idéalisée, mais sentie dans ses hésitations.
C’est cette sincérité brute qui rend l’ouvrage si précieux. L’auteur-philosophe y renoue avec son “moi incertain” : celui qui cherchait sa place entre les ruines de l’Europe, entre le deuil et la possibilité.
Un centenaire contre le vieillissement du monde
Ce deuxième roman, bien qu’inédit à l’époque de sa rédaction, prolonge en réalité une entreprise que Morin avait déjà entamée avec L’Île de Luna (Actes Sud), publié en 2017. Là encore, un écrit ancien, là encore un héros nommé Albert Mercier. Il semble qu’Albert ait été pour Morin ce qu’Antoine Roquentin fut pour Sartre : un miroir instable, un cobaye existentiel, un révélateur de tensions plus profondes. Par le truchement de la fiction, Morin ne théorise pas : il expérimente. Il ne cherche pas à imposer une vision. Il observe, dans le laboratoire du récit, ce que l’homme devient lorsqu’il tente d’aimer, de comprendre, de résister.
Le titre, L’année a perdu son printemps, dit tout de cette ambiance grise d’après-guerre. Ce n’est pas tant la fin de la guerre que le début d’une incertitude qui taraude. Le printemps, dans l’imaginaire collectif, est la saison de la régénération, du renouveau. Le perdre, c’est voir s’étioler l’espoir. Et pourtant, même privé de cette lumière, le roman existe, persiste. Il devient le témoin d’une saison intérieure – celle où l’on se découvre écrivain malgré soi.
Publier à 102 ans, ce n’est pas seulement une prouesse biologique. C’est un acte de foi. Une affirmation : la création n’obéit pas à la tyrannie des dates. Morin, en donnant à lire ce texte de jeunesse, rappelle que le passé peut avoir de l’avenir. Que le temps n’efface pas les élans authentiques. Et surtout, qu’il n’est jamais trop tard pour rendre public ce qui, longtemps, fut tu.
Dans une époque saturée de bruits, d’images fugaces et de jugements instantanés, la parution de ce roman invite à un ralentissement. À un retour vers ce que les mots peuvent porter de vrai, de fragile et de durable. Edgar Morin, le sociologue, le penseur de la complexité, laisse ici place à Edgar Morin, l’écrivain sensible, pudique, habité. Et ce glissement ne réduit pas sa pensée. Au contraire, il l’humanise. Il la rend palpable, incarnée.
L’héritage d’un homme debout
Il y a dans cette publication tardive une leçon discrète, mais puissante. Celle de la fidélité à soi. Celle de la patience aussi : savoir attendre que le moment vienne. Savoir reconnaître, à plus d’un demi-siècle d’écart, que ce que l’on a écrit mérite d’exister, même s’il n’entre dans aucune case. Ce roman, c’est l’enfance d’une pensée devenue adulte. C’est le murmure du doute avant la clarté du concept.
Et plus encore, L’année a perdu son printemps est un legs. Non pas seulement aux lecteurs, mais à la littérature elle-même. Il rappelle qu’un écrivain n’est pas seulement celui qui publie, mais celui qui écrit – même dans le secret, même dans le silence, même dans la peur.
Il y a une forme d’élégance à voir Edgar Morin refermer la boucle avec ce roman de jeunesse. Comme si, après avoir théorisé le monde, il revenait à l’endroit exact où tout a commencé : le besoin d’écrire, pour comprendre et pour sentir. Dans cette époque qui semble parfois avoir perdu tout printemps, L’année a perdu son printemps devient paradoxalement un signe de floraison tardive. Une promesse que rien de ce qui est écrit avec sincérité ne meurt vraiment.
Et peut-être est-ce cela, le vrai génie d’Edgar Morin : avoir su conjuguer la pensée et la tendresse, l’analyse et l’intuition, le siècle et l’instant. À cent-deux ans, il ne nous dit pas adieu. Il nous tend la main, celle d’un jeune homme de vingt-cinq ans, qui avait déjà tout compris, mais n’osait pas encore le dire.