Aux seul(e)s véritables fils et filles d’Haïti,
à celui, à celle qui porte le pays non sur son passeport, mais dans sa gorge,
là où les mots s’étranglent en tentant de nommer l’indicible,
là où l’amour, la colère et la mémoire
tissent une langue plus vaste que la douleur,
là où survivre devient un art, et parler, un acte de résistance.
***
J’ai le pays coincé dans la gorge.
Pas comme une chanson,
non.
Comme une pierre.
Comme une mâchoire de granit
plantée entre les cordes vocales.
Un caillou sacré qu’on ne peut ni avaler
ni cracher sans détruire ce qui reste de dignité.
J’ai le pays dans la gorge
comme un juron ancestral
qu’on m’a appris à ne jamais prononcer à voix haute.
Parce qu’ici,
les mots sont surveillés
comme les enfants en danger.
Et pourtant j’écris.
J’écris avec des alphabets blessés,
des consonnes qui boitent,
des voyelles en exil.
J’écris comme on jette une bouteille
dans un fleuve de boue,
sans savoir si elle atteindra un rivage d’écoute.
Le pays me serre la gorge
chaque fois qu’on me dit :
« Mais pourquoi vous ne partez pas ? »
Chaque fois qu’un visa devient un verdict,
qu’un aéroport ressemble à un cercueil diplomatique,
qu’un ambassadeur serre la main d’un dictateur
comme on serre les dents pour avaler l’oubli.
J’ai le pays dans la gorge
comme un cadavre mal enseveli.
Il bouge la nuit,
il se lève sans prévenir,
il griffe l’intérieur
et hurle quand je tente de dormir.
Et je me réveille
avec des villages entiers dans les poumons.
Des places publiques dans le souffle.
Des marchés brûlés dans la trachée.
Des promesses jamais tenues
collées au palais comme du goudron.
Parfois,
je veux me taire.
Mais la gorge me dit non.
Elle me dit :
« Tant que tu respires,
tu portes la voix de ceux qu’on a fait taire.
Alors parle.
Même si personne n’écoute.
Parle.
Même si ta voix est une blessure.
Parle,
car le silence aussi peut tuer. »
Et je parle.
Je parle avec le feu,
avec la rage d’un tambour étouffé.
Je parle parce que le silence
est un luxe que je n’ai jamais pu me payer.
J’ai le pays dans la gorge
et je ne suis pas le seul.
Nous sommes des milliers
à déglutir la douleur
chaque matin au petit déjeuner.
À étouffer des chansons de révolte
dans le pain sec de la résignation.
Mais un jour —
un jour la gorge craquera.
Un jour, le pays sortira en cri,
en cri-lave,
en cri-coup-de-poing,
en cri-séisme.
Et ce jour-là,
même les muets parleront.
—
Thélyson Orélien,
Avril 2025